Anne Dodemant : "Le lien d’amour qui m’unit à mon fils, décédé, est vivant"

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L’intériorisation progressive du lien

« Au début, l’absence de Luc était insoutenable. Je cherchais sans arrêt des signes de lui, comme des révélations, des apparitions. Tout l’apprentissage a été de passer du niveau tangible, charnel, à quelque chose qui n’en est pas moins physique, mais beaucoup plus subtil et intériorisé. Au fil des années, notre lien a évolué, il est désormais plus doux, plus serein. Aujourd’hui, je ressens Luc en moi : c’est comme s’il était dans toutes mes cellules. »

L’ouverture à l’invisible

« Bien que la recherche de signes soit moins compulsive qu’avant, je “vois” toujours Luc au travers de petits clins d’œil qu’il me fait. Comme cette pensée éclose au pied d’un rosier, planté dans notre jardin un an après sa mort. Mon fils est également présent dans des rêves. Bien que je ne sache pas toujours comment les interpréter, ils me procurent une grande paix intérieure. Luc me guide, à sa manière : lorsque, par exemple, j’entreprends quelque chose qui me fait plaisir, je me sens encouragée intérieurement. »

Le refus d’une mémoire figée

« J’ai réalisé que c’était en continuant à vivre que je pouvais le rejoindre. En refusant de rester dans un souvenir figé, en faisant de sa chambre un musée morbide. Un mois après sa mort, nous avons donc rangé et trié ses affaires avec mes autres enfants.

Pour la première fois cette année d’ailleurs, nous ne sommes pas allés sur sa tombe avec mon mari, pour l’anniversaire de sa mort. A la place, nous avons décidé de partir quelques jours à Amsterdam. Ce choix n’était pas anodin : Luc rêvait d’y aller. Ce voyage fut un pur moment de communion avec notre fils. »

L’acceptation de ses émotions

« L’absence parfois vous cueille sans avoir prévenu. On pense que cela va bien, puis une chanson, un visage, un regard, font subitement écho à l’être cher. On est alors comme fauché dans son élan. Tout remonte, les larmes jaillissent. A Amsterdam, nous avons croisé un jeune, chantant dans la rue, la guitare à la main. Il m’a tout de suite fait penser à Luc, je me suis effondrée.  Aujourd’hui, je tente d’accepter ces aléas. Lorsque le chagrin apparaît je le laisse me submerger, et repartir. Il y aura toujours un vide que je ne pourrai jamais combler, mais, dans le même temps, je me sens entière. Ma vie balance entre le doute et la certitude, entre le cri et la sérénité. » 

Extrait :

« Nous venons de passer les troisièmes fêtes de Pâques sans Luc et la question pour moi reste entière : où est-il ? Je ne sais pas. Pourtant je me sens reliée à lui, de plus en plus. Et c’est étrange. C’est un lien invisible par la trace qu’il laisse. J’expérimente la phrase de l’apôtre Paul : “L’amour ne passera pas.” Le lien d’amour qui m’unit à Luc, mon fils, est vivant. Et comme tout lien il évolue. Ce lien est indestructible. Je me sens reliée à lui, non pas à lui mort, mais à lui vivant. Vivant d’une vie que je ne peux toucher, mais que je ressens. Lorsque je sens en moi une joie profonde et intense, sans raison, qui me déborde, je la reçois comme un cadeau, une sensation oubliée et pourtant nouvelle. Cette joie vient de bien au-delà de moi. Je ne la maîtrise pas, je l’accueille, m’en émerveille et c’est cette trace-là qui vient me dire : « Je suis vivant, je ne te quitte pas, vis, maman, vis. »


Extrait de Même la nuit quand je dors, d’Anne Dodemant (Albin Michel)

Jean Vanier : "La fragilité est au cœur de l’humain"

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Aujourd’hui, notre société est-elle moins que d’autres capable d’accepter nos faiblesses ?

Nous vivons dans un monde où il faut être compétent et avoir du succès. Certains lieux en France comptent plus de 40 % de jeunes au chômage – alors que la moyenne est de l’ordre de 20 %. Sans piston ni compétences, les jeunes ne trouvent pas de travail. Comment m’accepter moi-même si personne ne veut de moi ? Le risque est de créer un monde qui ne loue que la force et la compétence. L’homme occidental contemporain est enfermé dans une peur croissante qui consiste à croire que, pour être accepté par les autres, il faut être « acceptable ». Et la société, plutôt que d’être alors un lieu de communion, de protection où le plus faible pourrait être le mieux protégé, devient un lieu d’exclusion où l’on compare l’être humain, soi-même, l’autre, pour voir s’il correspond à une norme, s’il a des chances, dans cet environnement menaçant de forts, d’avoir une vie acceptable.


L’aspiration à être « dans la norme » peut-elle devenir tyrannique ?

Cette normalité, posée pour la plupart comme nécessaire pour vivre, risque de devenir tyrannique en effet. Comment accueillir l’autre, différent, dans une société où tout le monde doit réussir de la même façon ? Je vois bien le danger quand des parents ont une idée de ce que doit être leur enfant. Quand certains jeunes assistants qui travaillent à l’Arche depuis trois ans décident de s’engager à vie, leurs parents entrent en fureur car ils ne conçoivent pas cette vie pour leur enfant.

Les coutumes sociales d’un groupe donnent la sécurité certes, mais nous enferment en même temps dans ses contraintes : la tyrannie de la normalité laisse peu de place pour être soi-même. Pour la fragilité. La normalité ferme les gens sur eux-mêmes. Elle risque de détruire la capacité de solidarité, l’aptitude à écouter l’autre, le différent, à ne plus voir en lui une personne précieuse et importante.


Qui sont, selon vous, les plus fragiles aujourd’hui ?

Des réfugiés dans les camps, des personnes vivant dans la peur, dans un pays en guerre, dans les zones fragiles comme en France où il y a 40 % d’échec scolaire et autant de chômage. Dans nos pays riches, la population en fragilité augmente : personnes avec un handicap ou personnes âgées, malades psychiques, chômeurs, immigrants en difficulté, détenus, personnes dans la rue ou piégées par la prostitution, jeunes en grande difficulté. Il en résulte une disproportion entre le nombre de personnes faibles, dans le besoin, et le nombre de gens forts et capables de donner.


Il semble que nous ne tolérons que la souffrance héroïque, des personnes admirables qui, malgré la maladie ou le handicap, continuent de sourire. Quid de tous ceux pour qui ça reste insupportable ?

Je vois beaucoup cette situation avec les personnes trisomiques. Il y a celles qui ont réussi, comme Pascal Duquenne, le comédien qui joue dans le film Le Huitième Jour. Tout le monde dit : « C’est extraordinaire, les trisomiques il faut les garder. » Mais peu peuvent être comme lui. De même, en 2012, la télévision anglaise a donné énormément de place aux Jeux paralympiques d’été à Londres. Un nouveau regard sur le handicap est né. Seulement, on acclame ceux qui ont réussi d’une façon spec-ta-cu-laire.

Il s’agit toujours du même problème : est-ce que je veux la relation ou est-ce que je veux le spectacle, être admiré ? Philippe Pozzo di Borgo (voir son témoignage page 20) voulait être le meilleur entrepreneur du monde et il l’était. Quand il est devenu tétraplégique, il a dit : « Je veux être le meilleur tétraplégique du monde ! On m’a même présenté à la télévision comme celui qui allait se débrouiller le mieux. » Finalement, c’est la maladie et la mort de sa femme qui l’ont fait basculer.

Existe-t-il un risque à se montrer vulnérable ?

Oui, celui d’être blessé. C’est pourquoi je dois me connaître, savoir ce dont j’ai besoin et ce qui m’angoisse. Je pourrai alors éviter certaines personnes ou situations, veiller à dormir assez, faire de l’exercice physique, bien manger, ne pas trop boire, etc.


L’enfance est-elle le seul moment de la vie où la faiblesse est acceptée et acceptable ? Comment parvenir à une relation adulte et sereine face à la fragilité ?

Un professionnel très compétent et très connu dans le monde de la promotion a eu un cancer au cerveau. Jusqu’alors, il disait vouloir paraître fort. Maintenant, il n’en a plus besoin. Désormais, sa vie est simplement devenue l’acceptation de lui-même et des autres comme ils sont, c’est tout. Beaucoup de personnes doivent passer par la perte pour découvrir qu’elle n’est pas une horreur mais nous conduit à autre chose. On peut avoir un cancer du cerveau et être en colère ou avoir un cancer du cerveau et découvrir son vrai moi. La fragilité peut être haïe, car elle peut nous empêcher de devenir plus fort, ou elle peut être accueillie pour que nous vivions la communion et devenions plus humains.


Comment s’y prendre pour y parvenir ?

Alors que nous sommes dans un état de tension permanent, où il faut être le plus fort, au risque de ne plus être acclamé, la seule question qui vaille est : quel est le but de la vie humaine ? Un trésor caché est en toi : ton cœur. Il importe de créer des circonstances où tu n’auras pas peur de le montrer pour créer des relations. Car être en relation les uns avec les autres, surtout quand on est différent, est ce qu’il y a de plus beau sur la Terre.

[...]

Retrouvez l’intégralité de cet entretien avec Jean Vanier dans le nouveau hors-série “Oser la fragilité”, paru dans la collection “Questions de Vie”, édité par La Vie

 

Alors que notre société nous enjoint à être toujours plus performant, la vie conduit fatalement chacun d’entre nous à faire l’expérience de sa propre fragilité. Témoignages d’anonymes comme de personnalités (Jean Vanier, Amélie Nothomb, Philippe Pozzo di Borgo…), enquêtes, trouvailles scientifiques et poésie, nous conduisent à accueillir nos fragilités… jusqu’à l’ériger en force.

Un hors-série de 82 pages en vente sur boutique en ligne au prix de 6,90 €


 

Méditez sur l’amour bienveillant, avec Fabrice Midal

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Toutes les religions et les philosophies le disent : l’amour bienveillant est inhérent à l’être humain. Et il s’agit non seulement d’en témoigner auprès des autres mais de l’expérimenter d’abord envers soi.

Le constat de Fabrice Midal : nous, les Occidentaux, manquons d’amour et de bienveillance pour nous-mêmes. Tendance à se juger, peur de ne pas être à la hauteur, ou encore sentiment d’être seul. Tendance aussi à brider nos émotions ou, au contraire, à se laisser submerger par nos colères ou nos rancunes.

Alors que faire ? On peut travailler sur l’amour, s’entraîner à aimer mieux et davantage, nous dit notre guide qui explore les bienfaits de la méditation depuis plus de quinze ans et constate que “Ce n’est pas une question de devoir moral mais de pratique”. A l’aide de souvenirs activés (cette fois où nous nous sommes sentis aimés, cette pensée vers quelqu’un que nous aimons ou ce moment que nous ressentons comme douloureux), d’images bienfaisantes contemplées ou de mots clés, les douze pratiques méditatives audio, très pédagogiques, peuvent se goûter au fil de nos journées en prenant le temps de se poser et de se rendre présent à soi.

Ni travail psychologique, ni transformation volontaire à la force du poignet, ces contemplations (qui peuvent être proposées à tous, croyants ou non), propose à l’homme contemporain de se “détendre”, d’oser la vulnérabilité et de se faire confiance. Prendre le risque d’aimer pour cesser d’être “comme la fragile porcelaine qui se brise au premier choc” mais devenir “ce léger bol de laque qui rebondit sans se briser”.

Exercice pratique :

 

 

Retrouvez le coffret 3 CD “méditations sur l’amour bienveillant” de Fabrice Midal sur notre boutique en ligne, au prix de 20 €

"Gabrielle", l’amour "simple et ordinaire" de deux personnes handicapées

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Le film Gabrielle aborde la question de la vie amoureuse et sexuelle de personnes en situation de handicap mental. Pour vous, c’est une bonne chose que le cinéma s’intéresse à ce sujet ?

C’est toujours surprenant de voir que l’on s’étonne de la vie amoureuse des personnes atteintes d’un handicap mental ! Avant d’être des personnes handicapées, ce sont des personnes, des hommes et des femmes comme vous et moi, traversés d’émotions et de désirs… Le vrai problème, c’est peut-être que l’on a encore du chemin à faire pour constater et accepter l’idée que ces personnes ont toutes les dimensions de la vie d’un homme et d’une femme, y compris au plan amoureux et sexuel. Du coup, il est certainement bon que l’on puisse en parler puisqu’il semble que ce soit encore une question !

Ce n’est pas la première fois, pourtant, que ce sujet est abordé…

Oui, certainement. Mais à mon avis, il a souvent été très mal abordé jusqu’ici, puisqu’il l’a surtout été sous l’angle des assistants sexuels pour les personnes handicapées. Or, justement, la question des assistants sexuels ne parle de la sexualité que sous l’angle génital. L’enjeu pour les personnes handicapées, c’est d’abord d’être dans la vie telles qu’elles sont, hommes et femmes. Ce qui fait de nous des personnes sexuées, ce n’est pas d’avoir des relations sexuelles, c’est d’abord de vivre dans nos relations avec les autres les dimensions de désir, de fantasme, etc. Il ne faut pas nier ce premier aspect.

> A lire sur ce sujet :
« Les personnes handicapées n’ont pas une sexualité spécifique »

 

Ces relations sont-elles compliquées à accepter pour les familles ?

J’ai tendance à dire oui… et c’est normal. Dans une famille ordinaire, l’enfant adolescent prend son autonomie. Souvent la personne atteinte de handicap a un peu plus de difficultés à la prendre, justement, parce qu’elle a des limites qui rendent son envol plus difficile. Et les parents ou les éducateurs peuvent être un peu perdus devant certaines situations, parce qu’il y a des questions réelles : celle de la liberté, celle du consentement, celle de l’engagement… C’est déjà vrai pour n’importe qui, mais ces problèmes se posent différemment pour une personne supposée avoir besoin d’accompagnement dans certains aspects de sa vie. Surtout si les parents n’ont pas été suffisamment accompagnés et formés eux-mêmes pour être capables d’aider leur enfant à prendre son autonomie. C’est d’ailleurs toujours bien qu’il y ait d’autres personnes que les parents qui accompagnent aussi ces histoires. Mais avant d’être compliquée, c’est une réalité simple et ordinaire, comme celle que nous pouvons tous vivre !

Est-ce qu’il n’existe pas aussi la crainte de l’arrivée potentielle d’un enfant ?

Oui, peut-être. Et c’est normal que la question se pose. Mon expérience, c’est que même si ces personnes ont un déficit intellectuel, elles ont souvent une grande maturité et une grande sagesse par rapport à elles-mêmes. Elles peuvent discerner ce dont elles sont capables ou non, ce qu’elles veulent et ne veulent pas. Il faut avoir un échange de paroles avec eux. Ce sont des adultes, avec une vraie capacité, à condition qu’on les considère comme tels et qu’on les accompagne en mesurant avec eux les chances et les risques de toute situation.

Le grand risque, c’est de projeter notre propre vision des choses. Par exemple, j’ai connu deux personnes trisomiques qui s’aimaient profondément, et on s’est aperçus que leur façon de s’aimer était de dormir l’une à côté de l’autre. Elles n’avaient jamais eu de relations génitales… et tout le monde avait paniqué à l’idée d’un enfant.

Vous pensez que la société a peur, au fond ?

Oui, et cette peur rend la société extrêmement violente. En France, on a une loi qui permet de stériliser les personnes avec un handicap. Certes de façon encadrée et pas systématique, mais il n’empêche. La stérilisation est un acte infiniment violent que l’on réserve à des personnes handicapées. Je crois que cette réalité à elle seule parle de la peur que nous avons de la possibilité que la personne handicapée mentale donne naissance à un enfant, qui va peut-être lui-même être handicapé. Il y a tout un message que l’on adresse à ces personnes, qui est d’une violence inouïe, et qui manifeste en fait une peur.

Le télétravail, solution miracle?

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Quelle est la place du télétravail actuellement en France ?

Les nouvelles technologies mobiles et l’influence de la nouvelle génération dans la culture de l’entreprise ont favorisé son essor en France. On croyait que l’Hexagone était en retard par rapport aux autres pays européens. Mais c’était une idée reçue car on n’avait pas eu de nouvelles statistiques. Aujourd’hui, 17% des Français télétravaillent contre 14% en 2006. Et 96% des jeunes diplômés veulent le faire.

Pourquoi le télétravail est-il un bon antidote au dilemme vie privée/vie professionnelle ?

C’est un excellent moyen d’améliorer son équilibre. Au lieu de partir très tôt, cela permet d’être plus présent, d’accompagner les enfants à l’école. On évite les bouchons et on est donc moins fatigué. La vie privée ne peut qu’en bénéficier. Cela répond aux besoins de flexibilité de plus en plus présents, notamment, chez les plus jeunes. Ce n’est pas pour autant la vision de l’employeur. Pour lui, la priorité est de réduire les déplacements et donc l’empreinte carbone car les entreprises sont taxées en fonction de leurs émissions polluantes. L’important c’est que chacun y trouve son compte. Ce qui est plus facile aujourd’hui car la pratique est encadrée par la loi, qui définit les droits et les devoirs des employeurs et des télétravailleurs (contrat, horaires, lieu et condition de travail) et distingue les télétravailleurs des travailleurs à domicile.

Les employeurs sont-ils réticents à mettre en place ce système ?

Oui. 50% des Français sont potentiellement des télétravailleurs, selon des chiffres ministériels, et se disent prêts à tenter l’aventure. D’après un sondage OpinionWay, pas moins de 76% des salariés franciliens souhaitent télétravailler. Mais 78% des dirigeants d’entreprise doutent de son efficacité. Nous avons en France une culture du présentéisme. On ne vise pas un objectif, on fait des heures. Les chefs d’entreprise, surtout les plus âgés, ne sont pas rassurés quand ils n’ont pas leurs employés en face : des idées reçues ternissent l’image du télétravail. Il ne consiste pas à fixer son écran en pantoufles. C’est tout le contraire, il existe même des espaces de ‘coworking’, comme on dit dans le jargon, en dehors du domicile. Il faut rappeler que télétravailler c’est simplement travailler en dehors des locaux de son employeur. Plus de 50% des entreprises du CAC 40 ont opté pour cette option.

Comment convaincre son patron ?

La meilleure façon de le persuader est de lui dire que sa productivité augmentera. Il faut toujours avancer des arguments en faveur de sa société et éviter de donner des raisons personnelles. Les entreprises engagées dans le travail à distance enregistrent jusqu’à 20% d’absentéisme en moins.

Quels sont les pièges à éviter ?

Il y a des personnes qui ne sont pas faites pour le télétravail, qui ne peuvent pas s’imposer une certaine discipline. Il faut savoir recréer la frontière entre le travail et la maison, s’imposer des horaires. Sinon personne ne sera content, ni la famille, ni le chef. Il faut prendre aussi en compte le risque d’être isolé. C’est pour cette raison qu’il est recommandé de tester quelques semaines avant de se lancer définitivement dans cette pratique.

 

> Retrouvez notre dossier complet “Equilibrer travail et vie privée” dans le numéro 3548 de La Vie, disponible dès jeudi 29 août en kiosque et version numérique.

Ma nounou est une mamie

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À la sortie de l’école, on les prendrait pour les grand-mères, des mamies fidèles au poste, prêtes à ramener leurs petits-enfants à la maison et à orchestrer goûter, devoirs, bain et préparation du dîner. Pourtant, leurs petits-enfants vivent souvent à l’autre bout de la France et les bambins qu’elles gardent ne sont pas les leurs.

Depuis quelques années, les « mamies-­nounous » ou au pair se sont fait une place dans un paysage massivement occupé par les étudiantes. Derrière ces faits émergent une réalité économique, mais aussi le besoin de rester en contact avec d’autres générations, avec la vie sociale en somme. « Du côté des familles, la maturité rassure. Souvent, les grands-parents vivent loin, et les parents veulent recréer un lien intermédiaire avec cette génération qui ouvre à d’autres dimensions relationnelles, à d’autres activités aussi », note Valérie Gruau, créatrice de Seniors à votre service, un site qui brasse 3000 offres de gardes d’enfants.

En France, un retraité sur deux touche une retraite inférieure au smic. En 2010, 280.000 retraités – un chiffre en hausse de plus de 15 % par an – conservaient ou avaient repris une activité rémunérée (selon la Caisse nationale d’assurance-­vieillesse). En entreprise, mais aussi sur un marché de service en plein développement, du bricolage à l’aide aux personnes âgées en passant par le baby-sitting. De quoi « mettre du beurre dans les épinards », en particulier pour les femmes divorcées ou veuves aux retraites souvent modestes.

Reprendre du service

« Numériquement, cette tendance des mamies-nounous est encore anecdotique. Mais il y a dix ans, ça aurait été impensable… Symboliquement, c’est donc important, note Serge Guérin, sociologue spécialiste des questions liées au vieillissement, enseignant à l’Université Paris-III-Sorbonne nouvelle et à Sciences-Po Paris. Comme la colocation intergénérationnelle ou l’habitat groupé, c’est un symptôme d’une société dont les repères évoluent malgré tout, même si elle a aussi ses aspects intangibles : voyez la rareté des papis-nounous… En réponse à la pression économique, des innovations sociales se dessinent. Prises individuellement, ce n’est pas spectaculaire, mais additionnées les unes aux autres, elles transforment peu à peu le paysage. »

Des formules sur mesure

Mamie au pair logée, nourrie, blanchie (plus argent de poche) contre services, sortie d’école, garde d’urgence, prête à vous dépanner au pied levé les jours de gastro­entérite ou de grève, ou bien mamie-baby-sitter pour les soirs de ciné, l’aide aux devoirs, ou la garde pendant les vacances : les formules proposées par les agences et sites internet de mise en relation sont diverses. « Mon fils a des restrictions alimentaires, raconte Lucie Eckenberg-­Friedlander. Je cherchais quelqu’un pour le faire déjeuner. Une étudiante ne passe pas sa journée dans le quartier et elle a des horaires fluctuants. Je me suis dit qu’une grand-mère serait plus adéquate qu’une étudiante. » Inspirée par sa propre expérience, cette employée dans l’informatique a créé en juillet dernier le site Manise and Kids, pour mettre en relation des familles et des seniors.

Lien social et retraite

Ne pas se sentir reléguée au banc de la vie active et sociale : pour certaines mamies-nounous, en particulier les femmes divorcées ou veuves, le lien avec d’autres générations est précieux, voire vital. Peu de seniors recherchent toutefois un plein-temps (la tranche 0-3 ans attire donc moins de candidatures pour cette raison). « En général, cela va de quelques heures par mois à une quinzaine par semaine, note Bertrand Favre, créateur de Bitwiin, un site qui propose des offres d’emploi dédiées aux seniors. Ces temps partiels vont dans le sens de ces retraites à la carte qu’on observe aujourd’hui. » Mamie au pair, Françoise est mobilisée au lever, puis à partir de 16 h. Entre ses engagements associatifs et son amour pour la peinture, elle apprécie de pouvoir diversifier ses journées. « Les grands-parents d’aujourd’hui suivent le même raisonnement : ils refusent d’être papi et mamie à plein-temps, observe Serge ­Guérin. Ils veulent maintenir une vie de couple, des activités personnelles… Le rapport à leurs petits-enfants devient un élément, mais pas le tout. C’est aussi cela qui crée un espace pour ce marché de service. »

Expérience et sécurité

Concrètement, le profil de ces mamies-nounous répond aux attentes de nombreux parents. D’abord l’expérience d’une vie de mère et souvent de grand-mère. Une aide précieuse pour les jeunes parents dont les parents vivent loin notamment. « Pour les enfants, c’est important de savoir qu’une maman, pas la leur, mais quelqu’un qui en a le profil, le savoir-faire, les attend à la sortie de l’école ou à la maison », analyse Christine qui, pendant une quinzaine d’années, a confié ses filles et ses clés à une voisine retraitée, « nounou et maîtresse de maison » à 4/5e. Chaque mois, Bertrand Favre voit arriver une cinquantaine de particuliers en quête d’une perle rare, parmi les 1 500 profils de gardes d’enfants en ligne. « Un des atouts des seniors est d’être disponible aux horaires où la population active est sur le pont, observe-t-il. Et qu’elles soient jeunes retraitées ou mères au foyer, ces femmes sont aussi dans la dynamique d’une reprise d’activité. » Motivées donc. Autre assurance : celle de la stabilité. Pas de changement de planning en cours d’année, en général moins de retards ou de faux bond. « Les parents dont je garde la fille quand ils sortent m’appellent maintenant à l’avance quand ils prévoient une soirée. Ils calent leurs dîners sur mes ­disponibilités. Ils savent qu’ensuite ça ne bougera pas », raconte Danièle, qui assure depuis plusieurs années gardes occasionnelles et sortie d’école. Pas besoin de mode d’emploi : les seniors savent protéger les prises de courant, faire cuire un poulet ou appeler le médecin en cas de fièvre… « Dès qu’il y a des trajets à faire en voiture, c’est également plus rassurant de confier ses enfants à une conductrice expérimentée », précise ­Patricia Brucks de O Pair Mamy.

Conjuguer ses habitudes

Mais ouvrir sa porte à une personne expérimentée, c’est aussi accepter qu’elle arrive avec ses « bagages », repères et habitudes… De nombreuses quinquas ou sexagénaires proposant leurs services ne se cachent pas d’être « à l’écoute mais fermes », « à la fois confitures et devoirs », comme le résume une ancienne professeure des écoles à la recherche d’une famille. « Une senior n’est pas aussi malléable qu’une étudiante, dit Lucie Eckenberg-Friedlander. Parfois elles entendent aussi éduquer ces enfants. » Pour les parents qui se sentent débordés et cherchent du soutien, c’est un appui de choix. « Avant mon arrivée, les enfants dirigeaient la maison, raconte une mamie-nounou à charge de trois enfants. J’ai mis fin aux négociations sans fin et redéfini les règles. Les parents m’ont emboîté le pas, et sont finalement soulagés. » Mais pour ceux qui ne supportent pas qu’une tierce personne dispose d’un certain périmètre d’action et d’une relative autorité sur leur enfant, c’est plus risqué. « De leur côté, les mamies-nounous doivent réaliser qu’elles vont travailler chez quelqu’un, être l’employée de personnes plus jeunes. Elles doivent savoir écouter les parents, leur demander ce qu’ils autorisent. Ce sur quoi ils sont à cheval… »

De vraies relations à tisser

Parfois, c’est aussi la possibilité d’enrichir le quotidien. Sur le site de Manise and Kids, les grand-mères peuvent préciser, en plus de leurs préférences pour une tranche d’âge, de leurs disponibilités et expériences professionnelles, leurs compétences ou leur goût pour la cuisine, les jeux de société, la couture et le tricot, le jardinage, l’informatique, le dessin, le chant… « Je retrouve mes garçons en train de jouer à la bataille ou de faire des crêpes avec la jeune retraitée qui va les chercher à l’école. Ce sont d’autres activités, un autre rapport au temps », remarque Valérie Gruau. Quand la confiance s’installe dans la durée, c’est aussi une fenêtre sur d’autres cultures familiales. « Au début, je faisais des menus et des listes de courses. J’ai assez vite arrêté. J’y gagne du temps et cela a aussi permis à mes enfants de découvrir d’autres façons de cuisiner, d’autres manières de faire. Il faut dire que cette dame avait du bon sens mais pas de principes intangibles. Elle n’a pas cherché à aller contre nos habitudes », explique Christine qui avait recruté la sexagénaire dans son quartier, par souci de contribuer à une vie sociale de proximité.

Comme dans toute démarche de service à la personne, il y a des ratés et des déceptions. Mais il n’est pas rare aussi que de véritables liens d’affection se nouent et que des mamies-nounous recueillent encore, des années après, les confidences de grands enfants qui n’ont plus l’âge d’être gardés depuis longtemps !

 

Les conseils de La Vie :

Aux parents 

• Identifiez vos besoins et vos limites. Êtes-vous ouverts à d’autres manières de faire ? Avez-vous envie de vous impliquer davantage dans la relation qu’avec un autre profil d’employé ?

• Donnez-vous du temps. Rencontrez plusieurs personnes si besoin. Parlez au téléphone.

• Veillez à clarifier les rôles si vos enfants ont des grands-parents et à ne pas créer de confusion (en n’utilisant pas de surnoms en commun, par exemple).


Aux mamies-nounous 

• Soyez au clair avec votre envie. Il existe d’autres déclinaisons des services à la personne : dame de compagnie, secrétaire… Choisissez la plus adaptée.

• Prenez de la distance. L’éducation des enfants ne vous appartient pas. Mais exprimez dès le départ les limites à ne pas franchir (« Je tiens à la politesse, aux bonjour, merci… »).

La musicothérapie, une pratique pleine d’espoir

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Nous sommes tous des « experts de la musique », capables de choisir intuitivement l’accord parfait qui viendra clore une phrase musicale. Notre cerveau préfère la consonance à la dissonance. Nous sommes aussi des danseurs. La musique rythmique a une résonance immédiate sur notre système nerveux et active presque instantanément notre système moteur. Les bébés chantonnent avant même de parler et les petits enfants se mettent à gigoter lorsqu’ils entendent une musique entraînante. Mais les primates aussi vocalisent pour bercer leurs petits, et les perroquets ne peuvent s’empêcher de danser et de secouer la tête en cadence.

Qu’en déduire scientifiquement ? Les recherches génétiques menées ces dernières années et l’apport des neurosciences permettent d’approfondir notre connaissance du cerveau et font naître de grands espoirs dans le domaine de la santé. Elles tendent notamment aujourd’hui à démontrer que nous possédons un « cerveau musicien » et qu’il n’est pas improbable que nous ayons exploité ce cerveau avant même d’accéder à la parole. La plupart des réseaux neuronaux qui permettent l’analyse de la musique par le cerveau côtoient en effet les réseaux du langage. Avec surprise, les chercheurs ont constaté que, suite à un accident cérébral, les déficits de perception de la musique et du langage sont parfois dissociés. Il n’est ainsi pas rare qu’un musicien devenu aphasique continue de jouer et composer. C’est la preuve que langage et musique, bien que proches, restent relativement indépendants dans le cerveau.


Une aide pour retrouver la parole

« C’est intéressant en rééducation, car on peut stimuler par la musique les régions du langage qui sont déficientes. Cela permet de contourner un peu le problème », explique Hervé Platel, professeur de neuropsychologie à l’Université de Caen. La thérapie mélodique et rythmée, couramment utilisée par les orthophonistes, permet de désinhiber la parole des personnes aphasiques : la musique fait office de béquille, offrant un support rythmique et mélodique qui favorise la prononciation.


Un antidépresseur naturel

De la même façon, la musique peut soutenir le pas des malades atteints de Parkinson, qui, en pratiquant la danse, parviennent à mieux contrôler leurs mouvements. Plus surprenant, l’écoute passive de musique produit des effets cognitifs : une étude a montré qu’une écoute quotidienne favorise une récupération significative de la mémoire verbale et de l’attention chez les patients victimes d’AVC. De plus, ceux-ci sont moins sujets aux états dépressifs ou de confusion.

« La musique active la zone de la récompense et du plaisir », explique le neurologue Pierre Lemarquis. « Le cerveau sécrète de la dopamine et des endorphines, qui donnent envie de vivre. En écoutant de la musique, vous secrétez aussi de la morphine, qui apaise la douleur. Sous cet angle, la musique s’apparente vraiment à un médicament », détaille-t-il.

Des études ont montré que les différentes composantes de la musique (rythme, timbre, hauteur) engageaient des régions cérébrales distinctes. Ce caractère « diffus » de la musique dans le cerveau, explique en partie la préservation des compétences musicales dans nombre de pathologies neurologiques.

Les IRM réalisés chez les musiciens montrent que la musique stimule le cerveau au niveau des hippocampes. « L’hippocampe est la structure d’entrée de la mémoire », explique Hervé Platel. « Dans le cerveau, la tête de l’hippocampe touche l’amygdale [dans la partie frontale du lobe temporal], une région très importante dans la gestion des émotions. Les deux vont ensemble. Et la musique joue sur tous ces niveaux : elle stimule de manière conjointe les réseaux des émotions, les réseaux de la mémoire, du langage et les régions de la motricité. » C’est ce que le chercheur surnomme joliment « la symphonie neuronale ».

Sur les IRM, le cerveau des musiciens s’illumine. « Je ne connais aucun autre média qui produise autant de stimulations dans autant de réseaux cérébraux en même temps ! », s’émerveille Hervé Platel. Le chercheur a placé la mémoire et la musique au cœur de ses recherches. Là encore, les stimuli musicaux agissent à plusieurs niveaux : « Quand on écoute de la musique, on fait fonctionner toutes nos mémoires. Or, il y a des aspects de la mémoire que l’on connaît encore mal : notamment la manière dont une expérience de la vie sensorielle s’imprime dans le cerveau », explique Hervé Platel.


Un accès direct aux souvenirs

La musique, ancrée à différents niveaux de la mémoire, a justement le pouvoir singulier de faire ressurgir l’émotion du passé. « Le souvenir est prisonnier dans les plis du cerveau comme dans un sac, avec les émotions qui lui ont donné naissance. On ne peut pas y accéder en temps normal », détaille le neurologue Pierre Lemarquis. « Mais en écoutant certaines musiques familières, on va retrouver l’émotion et le souvenir va ensuite sortir intact. Cette mémoire débarrassée du langage est une mémoire du corps et de l’émotion. Elle est beaucoup plus solide. »

Le cadre des maladies neurologiques, et plus particulièrement des maladies neurodégénératives, se révèle donc très pertinent pour mieux comprendre les effets de la musique sur la mémoire. Pierre Lemarquis raconte l’histoire bouleversante d’un patient atteint d’un Alzheimer déjà avancé : celui-ci ne reconnaissait plus sa femme, ni ses filles. Ces dernières ont alors l’idée d’amener la vieille clarinette de leur père lors d’une consultation avec le neurologue. Dans le cabinet de Pierre Lemarquis, l’homme se saisit naturellement de son instrument, et, retrouvant son assurance d’ancien musicien, entonne un air de Mozart. À la fin du morceau, le patient se souvient du nom de son village natal et son discours se fait plus fluide. Puis, s’approchant tout près du neurologue, il lui glisse : « Comme ça vous savez… je suis un peu là encore ».


Un espoir contre la maladie d’Alzheimer

À Caen, les chercheurs se sont intéressés à des patients atteints d’Alzheimer, et présentant des troubles massifs de la mémoire, qui apprenaient pourtant des chants nouveaux et étaient capables de les produire longtemps après. « C’est la démonstration qu’il y a des apprentissages possibles chez ces patients », affirme Hervé Platel. « Pendant longtemps, on a eu le sentiment que, dans cette pathologie, il n’y avait plus d’encodage de ce qui avait été vécu. On sait désormais qu’un patient atteint d’Alzheimer continue à mémoriser les perceptions, les sensations de ce qu’il vit, même s’il n’est pas capable d’en rendre compte. »

La musicothérapie permet d’accompagner ces patients, en stimulant les zones intactes de leur mémoire. « On ne va pas soigner la maladie d’Alzheimer, ni faire repousser des neurones avec des chansons », tempère Francis Eustache, directeur d’une unité de recherche de l’Inserm au CHU de Caen. « Mais on peut stimuler la cognition, et redonner une vie affective et sociale à ces personnes en les faisant chanter, peindre ensemble. » Ces découvertes ont amené une réflexion sur la prise en charge, incitant les soignants à abandonner les activités « occupationnelles » classiques pour aider ces malades à sortir de leur apathie.


Une protection contre le vieillissement

Les chercheurs s’intéressent également aux effets de la musique sur la « réserve cognitive » du patient en bonne santé. « La réserve cognitive, c’est le patrimoine que l’on constitue tout au long de sa vie, qui va nous permettre de résister aux effets physiologiques de l’âge et de retarder les signes cliniques de certaines maladies du cerveau », détaille Francis Eustache. La musique, en sollicitant l’intellect et la concentration, développe-t-elle la plasticité cérébrale ? Pour le savoir, les chercheurs tentent de percer les mystères de l’hippocampe, l’une des zones du système limbique, dans laquelle les neurones se développent tout au long de la vie. La musique pourrait bien accélérer indirectement cette neurogénèse : des expériences menées sur des souris et des rats soumis à des stimuli musicaux montrent que la production de neurones est augmentée dans leurs hippocampes. « Mais on ne sait toujours pas précisément ce qui produit cet effet neurostimulant », pointe Hervé Platel. La réflexion reste donc ouverte sur cet aspect « mystérieux et magique » de la musique. 

Les « amusiques » et le Che 

Signes distinctifs : ils chantent faux, ont des difficultés à entendre une fausse note, ou présentent une véritable aversion pour la musique. Près d’une personne sur vingt serait atteinte d’amusie congénitale. Che Guevara est le plus célèbre d’entre eux. Selon une étude publiée en mai par deux équipes du centre de recherche en neurosciences de Lyon, les amusiques présentent un traitement altéré du son dans deux régions cérébrales. À cause de cette anomalie, le signal nerveux produit par la musique se propage moins vite dans leur cerveau et altère leur perception des hauteurs.

À lire

- Le Cerveau mélomane, d’Emmanuel Bigand. Belin, 21 €.

- Le Cerveau musicien. Neuropsychologie et psychologie cognitive de la perception musicale, de Francis Eustache, Bernard Lechevalier et Hervé Platel. D Boeck, 43,50 €.

- Sérénade pour un cerveau musicien, de Pierre Lemarquis. Odile Jacob, 24,90 €.

Vous reprendrez bien un peu de cervelle ?

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L’ouvrier africain de Jean-Jacques Arnoult a de la dextérité. En un tournemain, il a découpé sous nos yeux la langue et les oreilles de la tête de veau, puis l’a placée dans une machine qui fend en un éclair la boîte crânienne de l’animal, en provenance de Périgueux, et en a extirpé la cervelle sanguinolente. « Cet appareil est une sorte de guillotine », commente le président de la Confédération nationale de la triperie française (CNTF). Il est 7 h, en ce matin de juillet. Bienvenue au pavillon de la triperie de Rungis, temple glacé des viscères où trônent partout rognons, cœurs, foies et têtes de veau, entières ou préparées comme un rôti. Âmes sensibles, s’abstenir !


L’ombre de la maladie de la vache folle

Le marché de gros, au sud de Paris, irrigue la France et l’Europe (plutôt du Sud) en cervelles et autres abats. La société de M. Arnoult vend de 300 à 800 cervelles de veau chaque jour, de 200 à 500 cervelles de porc, et seulement quelques dizaines de cervelles d’agneau. « En raison de la tremblante du mouton, la France a adopté une législation restrictive : les cervelles d’agneaux âgés de plus de six mois sont interdites à la vente, alors que la réglementation de l’Union européenne, moins sévère, a fixé cet âge à 12 mois. Il y a donc un problème d’approvisionnement dans l’Hexagone. Sur 4,2 millions d’agneaux abattus par an, 3 millions de cervelles sont jetées car issues d’animaux âgés de plus de six mois », explique Jean-Jacques Arnoult. Les poncifs font sourire cet amateur d’abats, plutôt prisés par les personnes âgées. « Longtemps, on a donné de la cervelle aux tout-petits parce qu’elle aiderait au développement des neurones. Ce n’est pas scientifiquement prouvé, mais la croyance subsiste. »

Manger de la cervelle rendrait intelligent ? Pas sûr ! Sa consommation est très ancienne. Avant de maîtriser le feu, les primates hominidés savouraient les abats, faciles à mâcher crus. Des tribus primitives ingéraient la cervelle de leurs ennemis pour s’approprier leur force. Jusqu’à ce que des chercheurs découvrent, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, qu’une pratique anthropophage – la consommation de broyats de cervelle humaine – déclenchait une maladie neurodégénérative mortelle, nommée kuru chez les Fore, et caractérisée par de forts tremblements.

En Europe, la maladie de Creutzfeldt-Jakob, apparue après l’injection à des enfants d’hormones de croissance extraites de cerveaux humains mal stérilisés, a alerté sur le danger lié à l’absorption de cervelle. De même que la maladie de la vache folle, l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), affection dégénérative du système nerveux central due à la consommation de farines animales par le bétail. Une crise qui a entraîné à partir de 1995 une baisse de la consommation de viande bovine, et plus encore d’abats.

Mais, en Occident, les purs rites cannibales n’ont pas cours, sauf faits divers exceptionnels, dignes de films d’horreur. C’est cette Texane qui en 2009, « obéissant à Satan », a mangé le cerveau de son bébé âgé de trois semaines. C’est ce détenu qui, en France, en 2004, à la prison de Saint-Maur, a ouvert le crâne d’un prisonnier pour en dévorer le contenu.


Des bienfaits un peu surévalués

Selon les nutritionnistes, les abats boostent le cerveau. À Paris, Nicole Tripier, naturopathe et micronutritionniste, estime que la cervelle, riche en protéines, en fer, en vitamine B12 et en phosphore, « contribue à l’oxygénation du sang et apporte de l’énergie. La cervelle contient des acides gras essentiels, des oméga-3 DHA, indispensables au développement du cerveau et aux fonctions d’apprentissage », résume-t-elle. Points négatifs ? « Elle contient aussi du cholestérol, et génère de l’urée et de l’acide urique. »

Autre point faible : son aspect visuel. Parce qu’elle ressemble au cerveau humain, la cervelle suscite souvent le dégoût. « Aujourd’hui, l’industrie alimentaire a choisi de cacher la réalité de ce que l’on mange. Tout est fait pour que la viande que l’on achète n’évoque pas l’animal, afin que les gens aient bonne conscience. Or, avec une cervelle dans son assiette, endroit magique où nichent le savoir et peut-être l’âme, impossible de se voiler la face », analyse Aymeric Caron, journaliste de télévision. L’auteur du plaidoyer végétarien No Steak (Fayard) avoue que l’absorption de cortex animal le dégoûte autant, mais pas davantage, que celle de la bidoche.

Même sentiment pour Catherine Hélayel, une avocate appartenant au mouvement Vegan – qui refuse tout ce qui vient des animaux, de la viande au lait en passant par le cuir et la laine. Pour celle qui porte un sac et des chaussures « végétariennes » en plastique recyclé, l’animal devrait avoir les mêmes droits qu’un enfant de moins de 15 ans : droit à la vie et droit de ne pas être maltraité. « Un jour, peut-être, on risquera la cour d’assises quand on tuera un animal, a fortiori quand on lui prendra sa cervelle », annonce la juriste. Et ces restaurants chinois ou indonésiens dans lesquels on déguste à table la cervelle d’un singe vivant, saoulé à l’alcool, n’existeront sans doute plus.


Un mets caché sur la carte

À Paris, il existe un établissement où l’on consomme toutes sortes d’abats, de la tétine de vache à l’oreille de cochon. Dans une ruelle proche de Notre-Dame, Nadège Varigny, fille et petite-fille de boucher, en a fait la spécialité du Ribouldingue, un restaurant qu’elle a ouvert en 2007. Mais parce qu’ils révulsent les touristes, Américains, Anglais ou Brésiliens, elle a pris soin de ne pas trop l’afficher sur sa carte. Jérôme, son chef cuisinier, un ex-tripier de Belleville, s’évertue aussi à faire revenir la cervelle meunière dans le beurre, pour que, « dorée à point, elle ait moins l’aspect d’une cervelle ». « Certains clients, comme moi, raffolent de la texture molle et du goût délicat de la cervelle d’agneau, plus prononcé que celle du veau », explique la gérante. D’autres, au contraire, se lèvent en découvrant la tête de veau à la sauce gribiche, agrémentée d’une cervelle coupée en deux.

Idée recette : les beignets de cervelle de Maguy

- 2 petites cervelles d’agneau.

- 100 g de gruyère râpé.

- 2 œufs.

- 40 g de farine.

- 50 g de beurre.

- 1 citron.

- Sel, poivre, persil.


Nettoyer les cervelles avec de l’eau vinaigrée. Les pocher dans l’eau 10 minutes, puis les couper en dés. Dans un grand bol, battre les œufs entiers, y ajouter le fromage râpé, la farine, le sel et le poivre, et enfin les dés de cervelle. Faire fondre le beurre dans une poêle, y verser la préparation par cuillerée à soupe. Laisser cuire 8 minutes environ. Parsemer de persil, décorer de fines rondelles de citron, et déguster aussitôt. Ces beignets sont très prisés en Italie et en Espagne, où on les déguste à l’heure des tapas.

 

Pour aller plus loin

Intelligence artificielle, âme, médecine, méditation… Retrouvez notre dossier spécial sur les mystères du cerveau dans l’édition de La Vie n° 3545 datée du 8 août 2013, disponible en version numérique en cliquant ici.