Jean Vanier : "La fragilité est au cœur de l’humain"

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Aujourd’hui, notre société est-elle moins que d’autres capable d’accepter nos faiblesses ?

Nous vivons dans un monde où il faut être compétent et avoir du succès. Certains lieux en France comptent plus de 40 % de jeunes au chômage – alors que la moyenne est de l’ordre de 20 %. Sans piston ni compétences, les jeunes ne trouvent pas de travail. Comment m’accepter moi-même si personne ne veut de moi ? Le risque est de créer un monde qui ne loue que la force et la compétence. L’homme occidental contemporain est enfermé dans une peur croissante qui consiste à croire que, pour être accepté par les autres, il faut être « acceptable ». Et la société, plutôt que d’être alors un lieu de communion, de protection où le plus faible pourrait être le mieux protégé, devient un lieu d’exclusion où l’on compare l’être humain, soi-même, l’autre, pour voir s’il correspond à une norme, s’il a des chances, dans cet environnement menaçant de forts, d’avoir une vie acceptable.


L’aspiration à être « dans la norme » peut-elle devenir tyrannique ?

Cette normalité, posée pour la plupart comme nécessaire pour vivre, risque de devenir tyrannique en effet. Comment accueillir l’autre, différent, dans une société où tout le monde doit réussir de la même façon ? Je vois bien le danger quand des parents ont une idée de ce que doit être leur enfant. Quand certains jeunes assistants qui travaillent à l’Arche depuis trois ans décident de s’engager à vie, leurs parents entrent en fureur car ils ne conçoivent pas cette vie pour leur enfant.

Les coutumes sociales d’un groupe donnent la sécurité certes, mais nous enferment en même temps dans ses contraintes : la tyrannie de la normalité laisse peu de place pour être soi-même. Pour la fragilité. La normalité ferme les gens sur eux-mêmes. Elle risque de détruire la capacité de solidarité, l’aptitude à écouter l’autre, le différent, à ne plus voir en lui une personne précieuse et importante.


Qui sont, selon vous, les plus fragiles aujourd’hui ?

Des réfugiés dans les camps, des personnes vivant dans la peur, dans un pays en guerre, dans les zones fragiles comme en France où il y a 40 % d’échec scolaire et autant de chômage. Dans nos pays riches, la population en fragilité augmente : personnes avec un handicap ou personnes âgées, malades psychiques, chômeurs, immigrants en difficulté, détenus, personnes dans la rue ou piégées par la prostitution, jeunes en grande difficulté. Il en résulte une disproportion entre le nombre de personnes faibles, dans le besoin, et le nombre de gens forts et capables de donner.


Il semble que nous ne tolérons que la souffrance héroïque, des personnes admirables qui, malgré la maladie ou le handicap, continuent de sourire. Quid de tous ceux pour qui ça reste insupportable ?

Je vois beaucoup cette situation avec les personnes trisomiques. Il y a celles qui ont réussi, comme Pascal Duquenne, le comédien qui joue dans le film Le Huitième Jour. Tout le monde dit : « C’est extraordinaire, les trisomiques il faut les garder. » Mais peu peuvent être comme lui. De même, en 2012, la télévision anglaise a donné énormément de place aux Jeux paralympiques d’été à Londres. Un nouveau regard sur le handicap est né. Seulement, on acclame ceux qui ont réussi d’une façon spec-ta-cu-laire.

Il s’agit toujours du même problème : est-ce que je veux la relation ou est-ce que je veux le spectacle, être admiré ? Philippe Pozzo di Borgo (voir son témoignage page 20) voulait être le meilleur entrepreneur du monde et il l’était. Quand il est devenu tétraplégique, il a dit : « Je veux être le meilleur tétraplégique du monde ! On m’a même présenté à la télévision comme celui qui allait se débrouiller le mieux. » Finalement, c’est la maladie et la mort de sa femme qui l’ont fait basculer.

Existe-t-il un risque à se montrer vulnérable ?

Oui, celui d’être blessé. C’est pourquoi je dois me connaître, savoir ce dont j’ai besoin et ce qui m’angoisse. Je pourrai alors éviter certaines personnes ou situations, veiller à dormir assez, faire de l’exercice physique, bien manger, ne pas trop boire, etc.


L’enfance est-elle le seul moment de la vie où la faiblesse est acceptée et acceptable ? Comment parvenir à une relation adulte et sereine face à la fragilité ?

Un professionnel très compétent et très connu dans le monde de la promotion a eu un cancer au cerveau. Jusqu’alors, il disait vouloir paraître fort. Maintenant, il n’en a plus besoin. Désormais, sa vie est simplement devenue l’acceptation de lui-même et des autres comme ils sont, c’est tout. Beaucoup de personnes doivent passer par la perte pour découvrir qu’elle n’est pas une horreur mais nous conduit à autre chose. On peut avoir un cancer du cerveau et être en colère ou avoir un cancer du cerveau et découvrir son vrai moi. La fragilité peut être haïe, car elle peut nous empêcher de devenir plus fort, ou elle peut être accueillie pour que nous vivions la communion et devenions plus humains.


Comment s’y prendre pour y parvenir ?

Alors que nous sommes dans un état de tension permanent, où il faut être le plus fort, au risque de ne plus être acclamé, la seule question qui vaille est : quel est le but de la vie humaine ? Un trésor caché est en toi : ton cœur. Il importe de créer des circonstances où tu n’auras pas peur de le montrer pour créer des relations. Car être en relation les uns avec les autres, surtout quand on est différent, est ce qu’il y a de plus beau sur la Terre.

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Retrouvez l’intégralité de cet entretien avec Jean Vanier dans le nouveau hors-série “Oser la fragilité”, paru dans la collection “Questions de Vie”, édité par La Vie

 

Alors que notre société nous enjoint à être toujours plus performant, la vie conduit fatalement chacun d’entre nous à faire l’expérience de sa propre fragilité. Témoignages d’anonymes comme de personnalités (Jean Vanier, Amélie Nothomb, Philippe Pozzo di Borgo…), enquêtes, trouvailles scientifiques et poésie, nous conduisent à accueillir nos fragilités… jusqu’à l’ériger en force.

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