Boris Cyrulnik : “L’inégalité sociale commence dès l’utérus”

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Auriez-vous imaginé la tenue de cette commission pluridisciplinaire il y a quelques années ? 


Non ! Lorsque j’ai commencé à travailler dans cette perspective, en 1982, tout le monde était contre moi. On arguait un risque de cafouillis, un manque de profondeur ; mieux valait que chacun soit spécialisé dans son domaine. Les Prix Nobel ont leur utilité et je ne les conteste pas. Mais réunir nos expériences de praticiens – neurologues, psychologues, sages-femmes, etc. – permet de recueillir un savoir transversal qui a aussi son utilité. Nous, laboureurs qui avons les pieds sur terre, « élaborons » aussi, selon l’expression de Rabelais. Cette attitude est d’ailleurs désormais recommandée par le CNRS, l’Agence régionale de Santé ou l’Agence nationale de Sécurité sanitaire. 


Sur les réseaux sociaux, des parents lèvent le tabou de la trisomie 21


Comment s’est imposé l’enjeu de la toute petite enfance ? 


Il demeure en France des entraves culturelles fortes à son accueil : les femmes enceintes et les jeunes mères dépriment, les pères ne savent pas prendre leur place, les employeurs grimacent face à la perspective de congés maternité, paternité, parentaux. Quand j’étais gamin, seuls 3 % des jeunes allaient jusqu’au bac. A 20 ans, toutes mes copines avaient déjà un ou deux enfants, tandis que les garçons travaillaient aux champs, à l’usine ou dans des ateliers d’artisans. Jadis, une naissance était fêtée, la famille n’était pas loin, soutenante. La jeune mère était entourée. A notre époque, une jeune femme met au monde son premier enfant en moyenne à 31 ans. Je rappelle que la fécondabilité est à son apogée autour de 25 ans, c’est aussi pourquoi les grossesses sont si médicalisées et davantage anxiogènes, ponctuées d’examens, de prises de sang et d’attentes angoissées des résultats. La jeune maman a fait des études, commencé sa carrière, et parfois n’a jamais tenu un bébé dans les bras ! Elle se retrouve seule, avec ce petit être dont elle ne sait pas s’occuper et qui l’angoisse. Elle se réfugie dans des livres de parentalité qui donnent des informations mais ne sécurisent pas. Sa mère est loin, encore en activité, débordée comme le sont les grands-parents d’aujourd’hui. Cette révolution des mœurs a eu lieu en seulement deux générations. 


Cet accueil carencé de l’enfant serait donc le fruit de notre société individualiste, caractérisée par la fragilité de ses liens et son faible taux de fécondité ? 


La jeune mère souffre d’isolement et du fait que tout repose sur ses épaules. Il existait au Moyen-Age et jusqu’à la fin du XIXe siècle un « lit des relevailles », situé au centre de la pièce. Si la parturiente disait « je suis fatiguée », les autres femmes de la maison lui disaient de s’allonger et prenaient le relais auprès de l’enfant. Jamais il n’était laissé seul. Dans cette culture, on avait le droit d’être fatigué. L’explosion de burnout ne s’expliquerait-elle pas par le fait que ce droit naturel et légitime à se reposer est confisqué par la nôtre ? Les chiffres sont alarmants : 10 à 15 % de dépressions maternelles dans les quartiers riches, jusqu’à 30 % dans les quartiers pauvres. 


Il existait au Moyen-Age et jusqu’à la fin du XIXe siècle un « lit des relevailles », situé au centre de la pièce. 


Qu’en est-il des hommes ? 


Les hommes aussi affrontent une révolution culturelle sans précédent, eux qui travaillaient en groupe, désormais livrés à eux-mêmes, seuls derrière leur ordinateur. Le culte de la performance qui induit un sprint permanent produit déjà ses effets délétères dans les pays où la compétition sociale est favorisée. Trouver leur place n’est pas évident. Les garçons décrochent de plus en plus au Japon, au Canada, aux Etats-Unis, et cela arrive en France. Au Japon, par exemple, les évaluations scolaires des garçons de 12 ans font apparaître deux ans de retard par rapport aux filles. Ce phénomène socio-culturel est inquiétant, a fortiori lorsqu’il a pour corollaire une valorisation culturelle de la violence virile, qui existe dans les pays en guerre : les garçons doivent apprendre à se battre pour être respectés et survivre. 


Parmi les risques qui pèsent sur la femme et l’enfant, vous relevez celui des violences conjugales. Comment les expliquez-vous aujourd’hui ? 


La violence conjugale ne cesse d’augmenter, malgré les campagnes de prévention publique, et le confinement a suscité des situations dramatiques. Cette maltraitance commence dans la majorité des cas lorsque la femme est enceinte. Elle est…

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