À quoi sert l’Enseignement catholique ? 

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Le caractère propre de l’enseignement privé, reconnu par la loi Debré en 1959, réside surtout dans l’appartenance confessionnelle. Mais est-ce encore une réalité, quand très peu de parents inscrivent leurs enfants pour des raisons spirituelles ?


L’accueil de tous est dans notre ADN. Les parents qui ne se disent pas pratiquants sont heureux que l’école propose cette dimension spirituelle, que leur enfant soit accueilli et aimé comme une personne unique. Lorsque notre projet est clairement présenté aux familles, nous provoquons une forme d’adhésion. Ainsi, même des parents musulmans font le choix de l’école catholique parce que « Dieu n’est pas à la porte ». Un collège marseillais compte par exemple 90 % d’élèves de confession musulmane ; il est pourtant authentiquement catholique. La mixité culturelle et religieuse contribue à apaiser notre société. Plus les jeunes se rencontreront tôt, dans leurs différences, plus le risque du communautarisme diminuera.


Accueillir chacun tel qu’il est : n’est-ce pas aussi le cas dans l’enseignement public ?


Bien sûr, personne n’a « le monopole du coeur ». Mais il s’agit pour nous d’un devoir, au coeur de notre projet éducatif et qui s’enracine dans l’Évangile. Et nous avons la chance de pouvoir ne pas compter sur nos seules forces, mais de nous appuyer sur la prière. Si on ne vit pas des sacrements, on va résonner creux. Évidemment, nous ne sommes pas parfaits et nous avons tous à gagner en cohérence, à faire en sorte que ce que nous écrivons, qui est toujours très beau, corresponde à ce que nous vivons…


Dans chaque établissement, une communauté de chrétiens doit être active et visible.


Soit. Mais que fait-on lorsque même les enseignants ne sont plus chrétiens ?


Nos Instituts supérieurs de formation de l’enseignement catholique (Isfec) font découvrir aux candidats notre projet spécifique. Il leur est demandé de le faire vivre, là où ils sont, comme ils sont, tout en laissant à chacun la liberté de croire. Dans chaque établissement, une communauté de chrétiens doit être active et visible, afin d’assurer cette présence et porter le projet. Il suffit de deux ou trois, pour que le Christ soit présent, comme il l’a promis.


Est-ce toujours le cas ?


Oui, tout de même ! Et quand bien même il n’y aurait que le chef d’établissement, il porte cette mission pastorale qui lui est confiée et agit par contamination. Les signes visibles sont présents.


Pour des raisons évangéliques, l’enseignement catholique ne renoncera jamais à l’accueil de tous.


Certains parents reprochent une proposition pastorale trop peu nourrissante et trouvent davantage de cohérence dans le hors-contrat. Votre réaction ?


Il nous faut être attentifs aux demandes des familles catholiques pratiquantes. L’enseignement catholique est aussi fait pour elles, faut-il le rappeler ? Concernant le hors-contrat, nous nous sommes assez battus afin que soit reconnue la liberté scolaire pour ne pas la refuser à certains. Je respecte donc ce choix, qui s’analyse par un faisceau d’explications. Mais privilégier un entre-soi n’est pas notre projet. Pour des raisons évangéliques, l’enseignement catholique ne renoncera jamais à l’accueil de tous.


Comment conjuguer cet accueil de tous avec la mission d’annoncer l’Évangile et de favoriser une rencontre personnelle avec Dieu ?


C’est le rôle de tout baptisé, consacré « prêtre, prophète et roi », de vivre de la bonne nouvelle du Christ et de l’annoncer. Je crois beaucoup dans le témoignage de vie, dans notre manière d’être avec les autres, de les accueillir. Si les jeunes se sentent réellement aimés, à travers nous, ils découvriront le Christ. Cela arrive souvent par une rencontre : avec un copain, un prof, un membre du personnel. Je suis moi-même le parrain d’un ancien professeur qui a demandé le baptême et parrain de confirmation d’un chef d’établissement. Chacun peut devenir un chemin vers Dieu.


La catéchèse et la participation à l’eucharistie relèvent de la foi et supposent une libre adhésion. Elles ne peuvent revêtir un caractère obligatoire.


Les élèves non catholiques sont-ils tenus de participer aux célébrations ?


Il s’agit de distinguer les différents plans. La catéchèse et la participation à l’eucharistie relèvent de la foi et supposent une libre adhésion. Elles ne peuvent revêtir un caractère obligatoire. En revanche, la culture religieuse, qui est une transmission des connaissances, ne peut être facultative.


Le contrat avec l’État vous contraint. Quelle est votre marge de manoeuvre à l’égard de certains enseignements, tel le genre comme construction sociale ou le libre choix de l’orientation sexuelle ?


Notre liberté est grande, puisque le contrat d’association nous impose simplement d’enseigner les programmes de l’Éducation nationale. Certains manuels scolaires versent parfois dans l’interprétation, c’est particulièrement vrai sur ces questions, en effet, mais aussi sur d’autres : j’ai commencé ma carrière comme professeur de sciences économiques et sociales, à une époque où les théories économiques étaient plutôt orientées… Il nous appartient de choisir les manuels et de les utiliser librement. De manière générale, notre mission consiste, à donner des outils aux élèves afin de les aider à discerner et présenter une vision de l’homme qui s’appuie sur l’anthropologie chrétienne. Si on pense qu’elle est un chemin de bonheur, on ne va pas la garder pour nous !


Notre mission consiste, à donner des outils aux élèves afin de les aider à discerner.


Les infirmières scolaires, recrutées par le chef d’établissement, reçoivent-elles des consignes particulières ? Comment réagissent-elles si on leur demande la pilule du lendemain, par exemple ?


La plupart de nos établissements n’ont pas d’infirmière scolaire, souvent pour une question de taille. En tant que chef d’établissement, j’ai été confronté à cette situation. Il nous serait difficile d’insister sur le fait que les parents sont les premiers éducateurs de leurs enfants et, dans le même temps, les tenir éloignés de leur vécu. Sans en tirer de généralité car chaque histoire est unique et dépend du contexte familial, parfois complexe, j’ai toujours obtenu que l’élève aborde le sujet avec ses parents. Nos établissements n’ont pas à distribuer la pilule du lendemain.


Votre projet pastoral constitue l’un de vos chantiers de réflexion, finalisé en 2020. Cherchez-vous à innover ?


Il ne s’agit pas tant d’innover que de relire notre projet pastoral : quel est le rôle de l’enseignement catholique dans un monde qui a évolué, dans une société où la pratique religieuse a diminué et qui s’est sécularisée ? Quelle est notre proposition ? Comment évangéliser, aujourd’hui, dans un contexte où plus rien n’est évident, où nos contemporains ont assez peu de connaissances ?


Comment passer d’une pastorale par le haut à une pastorale qui rejoint la personne là où elle en est, puis cheminer avec elle ?


En raison de ce décalage, n’est-il pas tentant de choisir la facilité et de gommer l’aspect confessionnel ?


Ce décalage est réel, mais j’y vois une chance. Qu’il s’agisse de nos élèves ou même des jeunes enseignants, beaucoup n’ont rien reçu – certains n’ont jamais lu ni entendu une ligne de l’Évangile – mais ils sont curieux et ouverts. Notre questionnement s’apparente à la préoccupation du Saint-Père au sujet des périphéries : comment passer d’une pastorale par le haut à une pastorale qui rejoint la personne là où elle en est, puis cheminer avec elle ? Jésus n’a pas fait autrement avec les disciples d’Emmaüs. Notre pastorale doit être centrée sur cette démarche. Le nouveau président du conseil épiscopal de l’enseignement catholique, Mgr Ulrich, rappelle dans sa lettre pastorale de rentrée pour les communautés éducatives, qu’elle repose sur trois critères : « L’accueil de tous, l’annonce de l’Évangile et la visibilité de groupes chrétiens. »


La question de l’identité de l’école catholique est clivante, y compris au sein de l’épiscopat français…


Je ne parlerai pas de clivage, mais plutôt de diversité qui est une richesse pour l’Église. La diversité des propositions favorise l’accueil de tous. Différentes sensibilités s’y sont toujours exprimées. Certaines décisions correspondent d’ailleurs aux réalités locales. C’est ainsi que certains évêques, par exemple, ont reconnu canoniquement des écoles hors contrat L’essentiel est de préserver le ministère de la communion.


Quelles sont vos raisons d’espérer ?


Je crois beaucoup dans la jeunesse, sans doute moins matérialiste que notre génération, sa capacité à s’investir. Elle est curieuse, demandeuse. À nous de nous appuyer sur la générosité et l’ouverture de ces jeunes pour insuffler le sens qu’ils cherchent à leur vie. Le Christ est la plus belle réponse. N’ayons pas peur de témoigner de notre espérance, être signes de la joie qui nous habite pour notre jeunesse.


 

Philippe Delorme, diacre de 56 ans, père de cinq enfants, a été directeur diocésain du Val-de-Marne pendant 10 ans, mais aussi chef d’établissement dans les Yvelines et en Seine-Saint-Denis. Il vient de faire sa première rentrée comme patron de l’enseignement catholique.

Dans les Vosges sauvages

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C’est une journée resplendissante. Comme un excédent d’été, avec la caresse encore chaude du soleil sur les courbes de la montagne. Mais déjà la lumière prend des tons ambrés, et ça blondit là-haut, dans les feuillages des hêtres au sommet du Brézouard. L’automne est en embuscade. Planquée à 750 m d’altitude, au bout d’un chemin non goudronné, la ferme au toit d’ardoise semble assoupie contre la pente. Devant la porte, le trop-plein de la source glougloute d’un tuyau vers l’abreuvoir, un cognassier ploie sous ses fruits d’or. L’oeil vif, habitué à son royaume, la romancière Claudie Hunzinger nous fait remarquer le vol d’un geai, tout proche, une brindille dans le bec. En contrebas, des ronces, des myrtilliers, des fougères et des pins sylvestres. Au-delà, le long pan d’éboulis qui dégringole vers le village de Lapoutroie (Haut-Rhin), délimite le territoire des héros de son dernier roman, les Grands Cerfs. À eux les friches, où ils peuvent se mettre à couvert, ni vu ni…

Écoles de la deuxième chance : l’action collective porte ses fruits

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Valentin est en colère. Sourcils froncés, il s’agite nerveusement sur sa chaise. Le contrat qu’il espérait décrocher à l’issue de deux mois de stage dans une brasserie de Valenciennes (Nord) est tombé à l’eau. « On fait plein de stages, et ça n’avance pas ! », lance-t-il à la figure de son formateur référent, Stéphane Piques, qui le reçoit ce matin-là pour son point hebdomadaire. Il fait partie des 300 jeunes suivis par l’école de la deuxième chance (E2C) du Grand Hainaut, répartis sur les sites d’Anzin, Maubeuge et Fourmies, trois villes fortement touchées par le chômage avec plus de 30 % des 15-64 ans sans emploi, selon l’Insee. Stéphane Piques est habitué à ces moments de découragement. « Valentin, est-ce que vous avez déposé votre CV au bar-tabac de Bruay-sur-l’Escaut ? Ils recherchent quelqu’un pour un CDD de 6 mois », tente-t-il. « C’est trop loin ! », bougonne le stagiaire, qui s’imagine devoir être sur place dès 5 heures du matin, sans moyen de locomotion. « C’est à 30 minutes de tram. Allumez l’ordinateur et vérifiez les horaires d’ouverture », encourage le formateur d’une voix calme. « Avec Valentin, on revient de loin, nous confie-t-il ensuite en aparté. Depuis six mois qu’il est à l’école, il parvient à mieux se concentrer. Lors de son précédent stage, il a fait de réels efforts de présentation, de ponctualité, qui n’ont pas suffi… Mais Valentin est assidu. Ça finira par payer. »


Amener ces jeunes de 16 à 25 ans, sans diplôme et chahutés par la vie, à reprendre confiance en eux est un travail de chaque instant pour les formateurs des E2C. « Les jeunes se sous-évaluent en permanence, confirme Isabelle Fréville, directrice du site d’Anzin. Il faut ce regard bienveillant pour qu’ils prennent enfin conscience de toutes leurs compétences. » Depuis la première école implantée à Marseille, en 1998, sous l’impulsion du maire, le réseau s’est développé. Il existe 130 sites, qui ont accueilli 15 000 jeunes en 2018, la plupart orientés par des missions locales. « Le seul critère d’admission est l’envie du jeune de s’en sortir et d’aller de l’avant », témoigne Isabelle Fréville. Chaque stagiaire suit un parcours individualisé, en fonction de ses souhaits et de ses compétences. « On commence par un état des lieux de quatre à cinq semaines avec le jeune, détaille Stéphane Piques. On définit des objectifs ensemble, on voit quels sont ses besoins et ce qu’il faut consolider, pour aboutir à un plan individuel de formation, qui alterne remise à niveau à l’E2C et stages de terrain. »


Français, maths et mises en situation


Le jeune s’engage et perçoit une indemnité d’environ 300 euros mensuels. Le français et les maths sont privilégiés, pour les préparer à passer des tests de sélection dans des organismes de formation qualifiante, mais toujours en lien avec des situations professionnelles. À cela s’ajoutent des ateliers de mise en situation : CV, appels téléphoniques, entretiens d’embauche… Car c’est aux stagiaires de mener les démarches pour faire aboutir leur projet. Les E2C veillent également à leur intégration sociale, grâce à des projets culturels, sportifs ou citoyens, en partenariat avec les associations et les collectivités locales. À l’issue d’un parcours de 9 mois, chaque jeune reçoit une attestation de compétences acquises qu’il peut faire valoir devant un employeur. 


L’efficacité de cette approche par compétences a fait ses preuves. En moyenne, 6 jeunes sur 10 sortent des E2C avec un contrat de travail, une formation qualifiante ou un contrat en alternance. « Les jeunes en échec scolaire arrivent chez nous avec le sentiment qu’ils ne valent rien. Confrontés au monde du travail, on leur dit qu’ils n’ont pas le niveau. Tout l’enjeu est de leur faire reconnaître leurs compétences et de les valoriser », explique Jean Serror, directeur de l’E2C du Val-de-Marne. « Les jeunes que nous recevons sont de plus en plus fragiles, avec des difficultés qui se cumulent, d’apprentissage, d’environnement social, de méconnaissance totale du marché de l’emploi et de l’entreprise », confirme Sonia Ciccione, directrice de l’E2C de Marseille. 


C’est pour s’adapter à ce public que le réseau des E2C a entamé, il y a cinq ans, la refonte de son référentiel de compétences, jugé trop proche de la logique scolaire. Ce travail mené avec des chercheurs (lire l’encadré p. 66) « permet de structurer une méthode pour mieux la transmettre et augmenter la qualité de la pédagogie », témoigne Jean Serror, qui supervise ce projet. Cette action est soutenue par l’État dans le cadre du Plan d’investissement dans les compétences. à ce titre, le réseau va bénéficier de 12 millions d’euros de financement, d’ici à 2022, pour mettre en oeuvre cette nouvelle approche et augmenter sa capacité d’accueil de 6000 places.


« Vous êtes capables ! »


Dans l’atelier de raisonnement logique de l’E2C d’Anzin, Amar Mokhtari distribue des formes géométriques de différentes tailles et couleurs. « On faisait ça en maternelle, m’sieur ! », protestent les stagiaires. Imperturbable, le formateur demande des tris simples, puis plus complexes. « Chacun a sa stratégie. Il n’y a pas de bonne réponse. C’est comme pour trouver un stage ! », rassure-t-il d’une voix posée. « Combien y a-t-il de jetons minces ? » « J’en sais rien, moi ! », lance un garçon affalé sur sa table. Vincent Pirotte, qui coanime l’atelier, réagit immédiatement : « C’est trop facile de dire “j’en sais rien”, “je suis nul”, “je m’en fous” ! Vous ne pouvez pas vous réfugier toute votre vie derrière ça. Vous êtes capables ! », répète-t-il inlassablement. Aux autres qui partent bille en tête, il rappelle l’importance de bien écouter la consigne : « En entreprise, il ne faut pas hésiter à redemander des précisions avant d’agir », insiste-t-il. Sous une apparente simplicité, cet atelier met en oeuvre de nombreuses compétences. « Les jeunes doivent décortiquer leur stratégie et l’expliquer aux autres. On travaille l’estime et la maîtrise de soi, ainsi que l’acceptation de l’erreur », détaille Amar Mokhtari. « On est là pour revaloriser des personnes qui ont vécu des échecs successifs à l’école, avec de la compréhension, de la patience… », ajoute son collègue


Rudy peut en témoigner. Ce qu’il apprend à l’E2C, il s’en sert tous les jours dans son stage de mécanique. « Les pourcentages, avant, j’essayais même pas de comprendre ! Amar m’a expliqué. Maintenant, c’est bon. J’ai appris sans en avoir l’impression ! » Le jeune homme de 24 ans errait jusque-là de dispositif en dispositif sans trouver d’emploi. Il s’est raccroché à l’E2C du Grand Hainaut, comme « une dernière chance » de s’en sortir. Après cinq mois de parcours, il entame son sixième stage, dans un garage de Denain. Son assiduité à l’école, sa persévérance en stage et ses compétences en progrès lui ont valu d’être distingué « stagiaire du mois ». Son patron a laissé entendre qu’il pourrait lui proposer un contrat d’apprentissage, mais rien n’est encore acquis. « Tant que ce n’est pas signé, je préfère me dire que ça n’ira pas, comme ça je ne serai pas déçu », se résigne Rudy en baissant le regard. Les entreprises paient plus cher les apprentis de son âge. Il sait donc que ça ne sera pas évident. De son côté, le chef d’entreprise attend de voir comment le stage va se dérouler…


Impliquer les territoires


Les écoles de la deuxième chance cultivent un lien très étroit avec le monde économique. « Chacune passe des conventions avec les entreprises de son territoire. Nous avons également des conventions nationales avec la SNCF, EDF et d’autres, qui s’engagent à prendre nos jeunes en stage », précise Alexandre Schajer, président du réseau des E2C. Chaque année, 700 conventions de stage sont signées dans tout le réseau. « Soit 700 entreprises en contact avec des jeunes, et qui constatent qu’ils sont capables de faire des choses », relève Jean Serror. Rudy, planté sous une Audi dont il faut démonter le pot d’échappement, lance des regards inquiets au gérant, en attente d’une approbation. « Je pense que c’est droit », ose-t-il d’une voix mal assurée. Le patron prend le temps de lui expliquer les gestes. « Tu essaies, je te laisse te débrouiller », lâche-t-il soudain, happé par une autre urgence. Rudy respire un grand coup et plonge ses mains hésitantes dans le ventre noir du véhicule. Il a deux semaines pour faire ses preuves.


La valorisation des compétences, ça marche !

« Cela fait 30 ans que le discours politique laisse à penser qu’il suffirait de former les gens en fonction des besoins des entreprises pour résoudre enfin le chômage, Or cette logique adéquationniste ne fonctionne pas ! Une recherche menée avec le réseau des Écoles de la deuxième chance (E2C) a consisté à observer comment une approche différente des compétences, dans une logique émancipatrice, peut permettre aux jeunes de trouver et prendre réellement leur place en tant que citoyens et sujets sociaux. Souvent, ces jeunes mettent en oeuvre des stratégies par défaut, faute d’avoir les ressources pour analyser ce qu’ils ont fait et les compétences nécessaires. Or, si l’on n’est pas compétent à ses propres yeux, il est difficile en effet de se valoriser face à un employeur ! Il est difficile également de faire des choix professionnels quand on n’est pas équipé pour comprendre ces choix. Notre recherche a montré que le temps consacré à l’analyse de l’expérience et de l’activité des jeunes pour leur permettre de conscientiser leurs ressources internes et externes est un puissant levier. »
Nathalie Lavielle-Gutnik, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’Université de Lorraine

À Bécherel, le livre n’a pas dit son dernier mot

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C’est un tout petit village d’irréductibles libraires. Ce dimanche, comme tous les premiers dimanches du mois, la ville de Bécherel est en effervescence pour mettre en place les stands devant les 14 librairies du coeur historique. Son marché du livre ancien mensuel s’apprête à accueillir badauds, touristes et habitués. Sous la brume matinale, les tréteaux s’installent et les ouvrages s’empilent en attendant les premiers clients qui déambuleront sur la place à la recherche de leurs futures lectures. À la frontière entre l’Ille-et-Vilaine et les Côtes-d’Armor, Bécherel surplombe la vallée de la Rance. Comme 21 autres communes, la ville est labellisée « petite cité de caractère de Bretagne ». Mais ce n’est pas cela qui a fait sa renommée : elle est surtout la première cité du livre en France. 


Tout a commencé avec l’association Savenn Douar (mot breton signifiant « tremplin ») dans les années 1970. Son but : créer de l’emploi culturel en milieu rural. Yvonne Préteseille, membre historique de l’association raconte : « Nous cherchions des lieux à investir. On s’est rapidement dit que Bécherel était une bonne idée tant il y avait tout à construire. Il n’y avait plus aucune économie dans le centre historique et deux maisons sur trois étaient à vendre ! » Aujourd’hui, adjointe à la mairie en charge de la culture et de la vie associative, cette retraitée de l’Éducation nationale se réjouit d’avoir flairé la bonne idée. « Après un séjour en Belgique dans une cité du livre (il n’en existait alors que trois en Europe, en 1988, ndlr), nous y avons vu un potentiel pour la commune. En quelques mois à peine, nous avons donc organisé la première fête du livre en faisant appel aux libraires et bouquinistes de la région pour investir les rez-de-chaussée des maisons. » Rapidement, l’initiative intrigue, la télévision publique réalise un reportage sur ce pari fou, et « le lendemain il y avait une foule de curieux ». « Nous ne nous attendions pas à avoir un tel succès », se délecte dans un joyeux sourire celle qui fut l’une des premières à installer sa librairie au rez-de-chaussée de sa maison.


« Le projet d’une vie »


Alors que les cloches de l’église sonnent 10h, le ciel nuageux laisse place aux rayons de soleil qui inondent bientôt le village. Une aubaine pour les bouquinistes qui, comme Julien Morel, vendent leurs premiers articles. Depuis peu propriétaire de la librairie Bitume et papiers, ce dernier arrivant du village a eu « mille vies avant Bécherel ». L’homme tatoué, qui a lui-même refait l’intérieur de sa boutique, a commencé à 14 ans comme mécanicien, avant de devenir boxeur professionnel ou encore vigile. Il reconnaît ne pas avoir ouvert un livre avant l’âge de 18 ans. « Suite à une blessure, je me suis mis à lire pour la première fois, et ça ne m’a jamais plus quitté. Je suis convaincu que la lecture permet de rendre le monde intelligible, c’est pour cela que j’ai travaillé dur pour ouvrir ma propre librairie et partager ma passion. C’est le projet d’une vie ! », confie-t-il. Tandis que le quinquagénaire essuie ses livres, qu’il traite avec une grande précaution, une passante s’approche pour lui acheter trois romans de Christian Signol. « J’ai vu que vous en aviez beaucoup d’autres, précise-t-elle, mais je les ai déjà tous lus, je les collectionne… »


Comme elle, les nombreuses personnes qui se succèdent aux différents stands des bouquinistes sont surtout des bibliophiles assoiffés de découverte. « Quand je suis ici, je suis écrasée par le poids de mon ignorance tant les gens sont cultivés, passionnés et tant il me reste des livres à découvrir, raconte une jeune mère qui, chaque mois, fait plus d’une heure de route pour acheter de nouveaux ouvrages aux membres de sa famille. C’est très plaisant d’avoir une ville dédiée aux livres, je m’y balade au gré de mes envies. »

Dans la librairie de Patricia Pichot. © Maud Dupuy pour La Vie
Dans la librairie de Patricia Pichot. © Maud Dupuy pour La Vie


Pourtant, malgré les nombreuses animations du village, comme le marché ou les ateliers d’écriture qui attirent les passionnés, il n’est pas toujours aisé de vivre avec pour seul salaire celui de libraire. Julien Morel regrette de travailler autant pour son commerce sans boucler ses fins de mois : « Je fais tout le temps de la route pour dénicher des livres dans toute la France, je les nettoie, je les trie. 80% de mon travail, c’est aussi de soulever des cartons et ranger des livres. Les 20% restants, j’échange avec les clients. » Obligé de travailler en plus sur des chantiers ou pour des particuliers, celui qui se définit comme « un vrai prolétaire » préfère croire en l’avenir des rayonnages et refuse catégoriquement de passer par le biais d’Internet pour augmenter son chiffre d’affaires. « Je veux encore pouvoir me regarder dans le miroir », argue-t-il dans un excès d’humeur, considérant que « marchander la littérature sur Internet est comme vendre son âme au diable ». Mais dans le village, tout le monde ne partage pas cet avis.


Dynamiser la commune


Au fond de son immense boutique, Patricia Pichot est la plus connectée de tous. Comme engloutie sous les piles de livres qui entourent son bureau dans sa librairie où règne une ambiance feutrée et quasi recueillie, la sexagénaire reconnaît qu’il lui serait difficile de bien gagner sa vie de bouquiniste sans Internet. « Avec mes deux associés, on a été un peu précurseurs : nous avons créé un site internet pour vendre nos livres il y a 20 ans. C’était un pari. » Aujourd’hui présente sur toutes les plateformes de vente de livres, en plus de son site, la librairie Abraxas-Libris parvient à employer six employés. Et si Patricia se félicite qu’il « n’existe plus un jour sans qu’un client passe le seuil de la porte grâce à la renommée de la commune », elle admet volontiers que les journées sont longues en dehors de la saison estivale. 


« Au début, il y avait une forte effervescence. Au bout de 10 ans, c’est sûr que ça s’est un peu essoufflé, concède l’élue Yvonne Préteseille. Avant, par exemple, l’expression “livres anciens”, qui peut avoir une connotation un peu vieillotte, attirait principalement des retraités. Mais on a communiqué autrement et, depuis, on a beaucoup plus de trentenaires et quadragénaires. » À la fin de son mandat, cette femme chaleureuse souhaite continuer à dynamiser la commune qu’elle a contribué à construire. Elle espère que cette synergie touche d’autres aspects culturels. « Bécherel est devenue une cité vivante, ça aide beaucoup le commerce local et ça donne une identité à la ville. Mais on est maîtres de notre économie et tout dépend de nous. Il faut penser notre ville comme une entreprise pour la faire fructifier encore plus. » En attendant, dès le lendemain, la ville retrouvera son calme et tous attendront avec impatience la prochaine échéance pour accueillir en nombre de nouveaux bibliophiles.

Le livre n’a pas dit son dernier mot

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C’est un tout petit village d’irréductibles libraires. Ce dimanche, comme tous les premiers dimanches du mois, la ville de Bécherel est en effervescence pour mettre en place les stands devant les 14 librairies du coeur historique. Son marché du livre ancien mensuel s’apprête à accueillir badauds, touristes et habitués. Sous la brume matinale, les tréteaux s’installent et les ouvrages s’empilent en attendant les premiers clients qui déambuleront sur la place à la recherche de leurs futures lectures. À la frontière entre l’Ille-et-Vilaine et les Côtes-d’Armor, Bécherel surplombe la vallée de la Rance. Comme 21 autres communes, la ville est labellisée « petite cité de caractère de Bretagne ». Mais ce n’est pas cela qui a fait sa renommée : elle est surtout la première cité du livre en France. 


Tout a commencé avec l’association Savenn Douar (mot breton signifiant « tremplin ») dans les années 1970. Son but : créer de l’emploi culturel en milieu rural. Yvonne Préteseille, membre historique de l’association raconte : « Nous cherchions des lieux à investir. On s’est rapidement dit que Bécherel était une bonne idée tant il y avait tout à construire. Il n’y avait plus aucune économie dans le centre historique et deux maisons sur trois étaient à vendre ! » Aujourd’hui, adjointe à la mairie en charge de la culture et de la vie associative, cette retraitée de l’Éducation nationale se réjouit d’avoir flairé la bonne idée. « Après un séjour en Belgique dans une cité du livre (il n’en existait alors que trois en Europe, en 1988, ndlr), nous y avons vu un potentiel pour la commune. En quelques mois à peine, nous avons donc organisé la première fête du livre en faisant appel aux libraires et bouquinistes de la région pour investir les rez-de-chaussée des maisons. » Rapidement, l’initiative intrigue, la télévision publique réalise un reportage sur ce pari fou, et « le lendemain il y avait une foule de curieux ». « Nous ne nous attendions pas à avoir un tel succès », se délecte dans un joyeux sourire celle qui fut l’une des premières à installer sa librairie au rez-de-chaussée de sa maison.


« Le projet d’une vie »


Alors que les cloches de l’église sonnent 10h, le ciel nuageux laisse place aux rayons de soleil qui inondent bientôt le village. Une aubaine pour les bouquinistes qui, comme Julien Morel, vendent leurs premiers articles. Depuis peu propriétaire de la librairie Bitume et papiers, ce dernier arrivant du village a eu « mille vies avant Bécherel ». L’homme tatoué, qui a lui-même refait l’intérieur de sa boutique, a commencé à 14 ans comme mécanicien, avant de devenir boxeur professionnel ou encore vigile. Il reconnaît ne pas avoir ouvert un livre avant l’âge de 18 ans. « Suite à une blessure, je me suis mis à lire pour la première fois, et ça ne m’a jamais plus quitté. Je suis convaincu que la lecture permet de rendre le monde intelligible, c’est pour cela que j’ai travaillé dur pour ouvrir ma propre librairie et partager ma passion. C’est le projet d’une vie ! », confie-t-il. Tandis que le quinquagénaire essuie ses livres, qu’il traite avec une grande précaution, une passante s’approche pour lui acheter trois romans de Christian Signol. « J’ai vu que vous en aviez beaucoup d’autres, précise-t-elle, mais je les ai déjà tous lus, je les collectionne… »


Comme elle, les nombreuses personnes qui se succèdent aux différents stands des bouquinistes sont surtout des bibliophiles assoiffés de découverte. « Quand je suis ici, je suis écrasée par le poids de mon ignorance tant les gens sont cultivés, passionnés et tant il me reste des livres à découvrir, raconte une jeune mère qui, chaque mois, fait plus d’une heure de route pour acheter de nouveaux ouvrages aux membres de sa famille. C’est très plaisant d’avoir une ville dédiée aux livres, je m’y balade au gré de mes envies. »

Dans la librairie de Patricia Pichot. © Maud Dupuy pour La Vie
Dans la librairie de Patricia Pichot. © Maud Dupuy pour La Vie


Pourtant, malgré les nombreuses animations du village, comme le marché ou les ateliers d’écriture qui attirent les passionnés, il n’est pas toujours aisé de vivre avec pour seul salaire celui de libraire. Julien Morel regrette de travailler autant pour son commerce sans boucler ses fins de mois : « Je fais tout le temps de la route pour dénicher des livres dans toute la France, je les nettoie, je les trie. 80% de mon travail, c’est aussi de soulever des cartons et ranger des livres. Les 20% restants, j’échange avec les clients. » Obligé de travailler en plus sur des chantiers ou pour des particuliers, celui qui se définit comme « un vrai prolétaire » préfère croire en l’avenir des rayonnages et refuse catégoriquement de passer par le biais d’Internet pour augmenter son chiffre d’affaires. « Je veux encore pouvoir me regarder dans le miroir », argue-t-il dans un excès d’humeur, considérant que « marchander la littérature sur Internet est comme vendre son âme au diable ». Mais dans le village, tout le monde ne partage pas cet avis.


Dynamiser la commune


Au fond de son immense boutique, Patricia Pichot est la plus connectée de tous. Comme engloutie sous les piles de livres qui entourent son bureau dans sa librairie où règne une ambiance feutrée et quasi recueillie, la sexagénaire reconnaît qu’il lui serait difficile de bien gagner sa vie de bouquiniste sans Internet. « Avec mes deux associés, on a été un peu précurseurs : nous avons créé un site internet pour vendre nos livres il y a 20 ans. C’était un pari. » Aujourd’hui présente sur toutes les plateformes de vente de livres, en plus de son site, la librairie Abraxas-Libris parvient à employer six employés. Et si Patricia se félicite qu’il « n’existe plus un jour sans qu’un client passe le seuil de la porte grâce à la renommée de la commune », elle admet volontiers que les journées sont longues en dehors de la saison estivale. 


« Au début, il y avait une forte effervescence. Au bout de 10 ans, c’est sûr que ça s’est un peu essoufflé, concède l’élue Yvonne Préteseille. Avant, par exemple, l’expression “livres anciens”, qui peut avoir une connotation un peu vieillotte, attirait principalement des retraités. Mais on a communiqué autrement et, depuis, on a beaucoup plus de trentenaires et quadragénaires. » À la fin de son mandat, cette femme chaleureuse souhaite continuer à dynamiser la commune qu’elle a contribué à construire. Elle espère que cette synergie touche d’autres aspects culturels. « Bécherel est devenue une cité vivante, ça aide beaucoup le commerce local et ça donne une identité à la ville. Mais on est maîtres de notre économie et tout dépend de nous. Il faut penser notre ville comme une entreprise pour la faire fructifier encore plus. » En attendant, dès le lendemain, la ville retrouvera son calme et tous attendront avec impatience la prochaine échéance pour accueillir en nombre de nouveaux bibliophiles.