Écoles de la deuxième chance : l’action collective porte ses fruits

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Valentin est en colère. Sourcils froncés, il s’agite nerveusement sur sa chaise. Le contrat qu’il espérait décrocher à l’issue de deux mois de stage dans une brasserie de Valenciennes (Nord) est tombé à l’eau. « On fait plein de stages, et ça n’avance pas ! », lance-t-il à la figure de son formateur référent, Stéphane Piques, qui le reçoit ce matin-là pour son point hebdomadaire. Il fait partie des 300 jeunes suivis par l’école de la deuxième chance (E2C) du Grand Hainaut, répartis sur les sites d’Anzin, Maubeuge et Fourmies, trois villes fortement touchées par le chômage avec plus de 30 % des 15-64 ans sans emploi, selon l’Insee. Stéphane Piques est habitué à ces moments de découragement. « Valentin, est-ce que vous avez déposé votre CV au bar-tabac de Bruay-sur-l’Escaut ? Ils recherchent quelqu’un pour un CDD de 6 mois », tente-t-il. « C’est trop loin ! », bougonne le stagiaire, qui s’imagine devoir être sur place dès 5 heures du matin, sans moyen de locomotion. « C’est à 30 minutes de tram. Allumez l’ordinateur et vérifiez les horaires d’ouverture », encourage le formateur d’une voix calme. « Avec Valentin, on revient de loin, nous confie-t-il ensuite en aparté. Depuis six mois qu’il est à l’école, il parvient à mieux se concentrer. Lors de son précédent stage, il a fait de réels efforts de présentation, de ponctualité, qui n’ont pas suffi… Mais Valentin est assidu. Ça finira par payer. »


Amener ces jeunes de 16 à 25 ans, sans diplôme et chahutés par la vie, à reprendre confiance en eux est un travail de chaque instant pour les formateurs des E2C. « Les jeunes se sous-évaluent en permanence, confirme Isabelle Fréville, directrice du site d’Anzin. Il faut ce regard bienveillant pour qu’ils prennent enfin conscience de toutes leurs compétences. » Depuis la première école implantée à Marseille, en 1998, sous l’impulsion du maire, le réseau s’est développé. Il existe 130 sites, qui ont accueilli 15 000 jeunes en 2018, la plupart orientés par des missions locales. « Le seul critère d’admission est l’envie du jeune de s’en sortir et d’aller de l’avant », témoigne Isabelle Fréville. Chaque stagiaire suit un parcours individualisé, en fonction de ses souhaits et de ses compétences. « On commence par un état des lieux de quatre à cinq semaines avec le jeune, détaille Stéphane Piques. On définit des objectifs ensemble, on voit quels sont ses besoins et ce qu’il faut consolider, pour aboutir à un plan individuel de formation, qui alterne remise à niveau à l’E2C et stages de terrain. »


Français, maths et mises en situation


Le jeune s’engage et perçoit une indemnité d’environ 300 euros mensuels. Le français et les maths sont privilégiés, pour les préparer à passer des tests de sélection dans des organismes de formation qualifiante, mais toujours en lien avec des situations professionnelles. À cela s’ajoutent des ateliers de mise en situation : CV, appels téléphoniques, entretiens d’embauche… Car c’est aux stagiaires de mener les démarches pour faire aboutir leur projet. Les E2C veillent également à leur intégration sociale, grâce à des projets culturels, sportifs ou citoyens, en partenariat avec les associations et les collectivités locales. À l’issue d’un parcours de 9 mois, chaque jeune reçoit une attestation de compétences acquises qu’il peut faire valoir devant un employeur. 


L’efficacité de cette approche par compétences a fait ses preuves. En moyenne, 6 jeunes sur 10 sortent des E2C avec un contrat de travail, une formation qualifiante ou un contrat en alternance. « Les jeunes en échec scolaire arrivent chez nous avec le sentiment qu’ils ne valent rien. Confrontés au monde du travail, on leur dit qu’ils n’ont pas le niveau. Tout l’enjeu est de leur faire reconnaître leurs compétences et de les valoriser », explique Jean Serror, directeur de l’E2C du Val-de-Marne. « Les jeunes que nous recevons sont de plus en plus fragiles, avec des difficultés qui se cumulent, d’apprentissage, d’environnement social, de méconnaissance totale du marché de l’emploi et de l’entreprise », confirme Sonia Ciccione, directrice de l’E2C de Marseille. 


C’est pour s’adapter à ce public que le réseau des E2C a entamé, il y a cinq ans, la refonte de son référentiel de compétences, jugé trop proche de la logique scolaire. Ce travail mené avec des chercheurs (lire l’encadré p. 66) « permet de structurer une méthode pour mieux la transmettre et augmenter la qualité de la pédagogie », témoigne Jean Serror, qui supervise ce projet. Cette action est soutenue par l’État dans le cadre du Plan d’investissement dans les compétences. à ce titre, le réseau va bénéficier de 12 millions d’euros de financement, d’ici à 2022, pour mettre en oeuvre cette nouvelle approche et augmenter sa capacité d’accueil de 6000 places.


« Vous êtes capables ! »


Dans l’atelier de raisonnement logique de l’E2C d’Anzin, Amar Mokhtari distribue des formes géométriques de différentes tailles et couleurs. « On faisait ça en maternelle, m’sieur ! », protestent les stagiaires. Imperturbable, le formateur demande des tris simples, puis plus complexes. « Chacun a sa stratégie. Il n’y a pas de bonne réponse. C’est comme pour trouver un stage ! », rassure-t-il d’une voix posée. « Combien y a-t-il de jetons minces ? » « J’en sais rien, moi ! », lance un garçon affalé sur sa table. Vincent Pirotte, qui coanime l’atelier, réagit immédiatement : « C’est trop facile de dire “j’en sais rien”, “je suis nul”, “je m’en fous” ! Vous ne pouvez pas vous réfugier toute votre vie derrière ça. Vous êtes capables ! », répète-t-il inlassablement. Aux autres qui partent bille en tête, il rappelle l’importance de bien écouter la consigne : « En entreprise, il ne faut pas hésiter à redemander des précisions avant d’agir », insiste-t-il. Sous une apparente simplicité, cet atelier met en oeuvre de nombreuses compétences. « Les jeunes doivent décortiquer leur stratégie et l’expliquer aux autres. On travaille l’estime et la maîtrise de soi, ainsi que l’acceptation de l’erreur », détaille Amar Mokhtari. « On est là pour revaloriser des personnes qui ont vécu des échecs successifs à l’école, avec de la compréhension, de la patience… », ajoute son collègue


Rudy peut en témoigner. Ce qu’il apprend à l’E2C, il s’en sert tous les jours dans son stage de mécanique. « Les pourcentages, avant, j’essayais même pas de comprendre ! Amar m’a expliqué. Maintenant, c’est bon. J’ai appris sans en avoir l’impression ! » Le jeune homme de 24 ans errait jusque-là de dispositif en dispositif sans trouver d’emploi. Il s’est raccroché à l’E2C du Grand Hainaut, comme « une dernière chance » de s’en sortir. Après cinq mois de parcours, il entame son sixième stage, dans un garage de Denain. Son assiduité à l’école, sa persévérance en stage et ses compétences en progrès lui ont valu d’être distingué « stagiaire du mois ». Son patron a laissé entendre qu’il pourrait lui proposer un contrat d’apprentissage, mais rien n’est encore acquis. « Tant que ce n’est pas signé, je préfère me dire que ça n’ira pas, comme ça je ne serai pas déçu », se résigne Rudy en baissant le regard. Les entreprises paient plus cher les apprentis de son âge. Il sait donc que ça ne sera pas évident. De son côté, le chef d’entreprise attend de voir comment le stage va se dérouler…


Impliquer les territoires


Les écoles de la deuxième chance cultivent un lien très étroit avec le monde économique. « Chacune passe des conventions avec les entreprises de son territoire. Nous avons également des conventions nationales avec la SNCF, EDF et d’autres, qui s’engagent à prendre nos jeunes en stage », précise Alexandre Schajer, président du réseau des E2C. Chaque année, 700 conventions de stage sont signées dans tout le réseau. « Soit 700 entreprises en contact avec des jeunes, et qui constatent qu’ils sont capables de faire des choses », relève Jean Serror. Rudy, planté sous une Audi dont il faut démonter le pot d’échappement, lance des regards inquiets au gérant, en attente d’une approbation. « Je pense que c’est droit », ose-t-il d’une voix mal assurée. Le patron prend le temps de lui expliquer les gestes. « Tu essaies, je te laisse te débrouiller », lâche-t-il soudain, happé par une autre urgence. Rudy respire un grand coup et plonge ses mains hésitantes dans le ventre noir du véhicule. Il a deux semaines pour faire ses preuves.


La valorisation des compétences, ça marche !

« Cela fait 30 ans que le discours politique laisse à penser qu’il suffirait de former les gens en fonction des besoins des entreprises pour résoudre enfin le chômage, Or cette logique adéquationniste ne fonctionne pas ! Une recherche menée avec le réseau des Écoles de la deuxième chance (E2C) a consisté à observer comment une approche différente des compétences, dans une logique émancipatrice, peut permettre aux jeunes de trouver et prendre réellement leur place en tant que citoyens et sujets sociaux. Souvent, ces jeunes mettent en oeuvre des stratégies par défaut, faute d’avoir les ressources pour analyser ce qu’ils ont fait et les compétences nécessaires. Or, si l’on n’est pas compétent à ses propres yeux, il est difficile en effet de se valoriser face à un employeur ! Il est difficile également de faire des choix professionnels quand on n’est pas équipé pour comprendre ces choix. Notre recherche a montré que le temps consacré à l’analyse de l’expérience et de l’activité des jeunes pour leur permettre de conscientiser leurs ressources internes et externes est un puissant levier. »
Nathalie Lavielle-Gutnik, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’Université de Lorraine

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