À Bécherel, le livre n’a pas dit son dernier mot

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C’est un tout petit village d’irréductibles libraires. Ce dimanche, comme tous les premiers dimanches du mois, la ville de Bécherel est en effervescence pour mettre en place les stands devant les 14 librairies du coeur historique. Son marché du livre ancien mensuel s’apprête à accueillir badauds, touristes et habitués. Sous la brume matinale, les tréteaux s’installent et les ouvrages s’empilent en attendant les premiers clients qui déambuleront sur la place à la recherche de leurs futures lectures. À la frontière entre l’Ille-et-Vilaine et les Côtes-d’Armor, Bécherel surplombe la vallée de la Rance. Comme 21 autres communes, la ville est labellisée « petite cité de caractère de Bretagne ». Mais ce n’est pas cela qui a fait sa renommée : elle est surtout la première cité du livre en France. 


Tout a commencé avec l’association Savenn Douar (mot breton signifiant « tremplin ») dans les années 1970. Son but : créer de l’emploi culturel en milieu rural. Yvonne Préteseille, membre historique de l’association raconte : « Nous cherchions des lieux à investir. On s’est rapidement dit que Bécherel était une bonne idée tant il y avait tout à construire. Il n’y avait plus aucune économie dans le centre historique et deux maisons sur trois étaient à vendre ! » Aujourd’hui, adjointe à la mairie en charge de la culture et de la vie associative, cette retraitée de l’Éducation nationale se réjouit d’avoir flairé la bonne idée. « Après un séjour en Belgique dans une cité du livre (il n’en existait alors que trois en Europe, en 1988, ndlr), nous y avons vu un potentiel pour la commune. En quelques mois à peine, nous avons donc organisé la première fête du livre en faisant appel aux libraires et bouquinistes de la région pour investir les rez-de-chaussée des maisons. » Rapidement, l’initiative intrigue, la télévision publique réalise un reportage sur ce pari fou, et « le lendemain il y avait une foule de curieux ». « Nous ne nous attendions pas à avoir un tel succès », se délecte dans un joyeux sourire celle qui fut l’une des premières à installer sa librairie au rez-de-chaussée de sa maison.


« Le projet d’une vie »


Alors que les cloches de l’église sonnent 10h, le ciel nuageux laisse place aux rayons de soleil qui inondent bientôt le village. Une aubaine pour les bouquinistes qui, comme Julien Morel, vendent leurs premiers articles. Depuis peu propriétaire de la librairie Bitume et papiers, ce dernier arrivant du village a eu « mille vies avant Bécherel ». L’homme tatoué, qui a lui-même refait l’intérieur de sa boutique, a commencé à 14 ans comme mécanicien, avant de devenir boxeur professionnel ou encore vigile. Il reconnaît ne pas avoir ouvert un livre avant l’âge de 18 ans. « Suite à une blessure, je me suis mis à lire pour la première fois, et ça ne m’a jamais plus quitté. Je suis convaincu que la lecture permet de rendre le monde intelligible, c’est pour cela que j’ai travaillé dur pour ouvrir ma propre librairie et partager ma passion. C’est le projet d’une vie ! », confie-t-il. Tandis que le quinquagénaire essuie ses livres, qu’il traite avec une grande précaution, une passante s’approche pour lui acheter trois romans de Christian Signol. « J’ai vu que vous en aviez beaucoup d’autres, précise-t-elle, mais je les ai déjà tous lus, je les collectionne… »


Comme elle, les nombreuses personnes qui se succèdent aux différents stands des bouquinistes sont surtout des bibliophiles assoiffés de découverte. « Quand je suis ici, je suis écrasée par le poids de mon ignorance tant les gens sont cultivés, passionnés et tant il me reste des livres à découvrir, raconte une jeune mère qui, chaque mois, fait plus d’une heure de route pour acheter de nouveaux ouvrages aux membres de sa famille. C’est très plaisant d’avoir une ville dédiée aux livres, je m’y balade au gré de mes envies. »

Dans la librairie de Patricia Pichot. © Maud Dupuy pour La Vie
Dans la librairie de Patricia Pichot. © Maud Dupuy pour La Vie


Pourtant, malgré les nombreuses animations du village, comme le marché ou les ateliers d’écriture qui attirent les passionnés, il n’est pas toujours aisé de vivre avec pour seul salaire celui de libraire. Julien Morel regrette de travailler autant pour son commerce sans boucler ses fins de mois : « Je fais tout le temps de la route pour dénicher des livres dans toute la France, je les nettoie, je les trie. 80% de mon travail, c’est aussi de soulever des cartons et ranger des livres. Les 20% restants, j’échange avec les clients. » Obligé de travailler en plus sur des chantiers ou pour des particuliers, celui qui se définit comme « un vrai prolétaire » préfère croire en l’avenir des rayonnages et refuse catégoriquement de passer par le biais d’Internet pour augmenter son chiffre d’affaires. « Je veux encore pouvoir me regarder dans le miroir », argue-t-il dans un excès d’humeur, considérant que « marchander la littérature sur Internet est comme vendre son âme au diable ». Mais dans le village, tout le monde ne partage pas cet avis.


Dynamiser la commune


Au fond de son immense boutique, Patricia Pichot est la plus connectée de tous. Comme engloutie sous les piles de livres qui entourent son bureau dans sa librairie où règne une ambiance feutrée et quasi recueillie, la sexagénaire reconnaît qu’il lui serait difficile de bien gagner sa vie de bouquiniste sans Internet. « Avec mes deux associés, on a été un peu précurseurs : nous avons créé un site internet pour vendre nos livres il y a 20 ans. C’était un pari. » Aujourd’hui présente sur toutes les plateformes de vente de livres, en plus de son site, la librairie Abraxas-Libris parvient à employer six employés. Et si Patricia se félicite qu’il « n’existe plus un jour sans qu’un client passe le seuil de la porte grâce à la renommée de la commune », elle admet volontiers que les journées sont longues en dehors de la saison estivale. 


« Au début, il y avait une forte effervescence. Au bout de 10 ans, c’est sûr que ça s’est un peu essoufflé, concède l’élue Yvonne Préteseille. Avant, par exemple, l’expression “livres anciens”, qui peut avoir une connotation un peu vieillotte, attirait principalement des retraités. Mais on a communiqué autrement et, depuis, on a beaucoup plus de trentenaires et quadragénaires. » À la fin de son mandat, cette femme chaleureuse souhaite continuer à dynamiser la commune qu’elle a contribué à construire. Elle espère que cette synergie touche d’autres aspects culturels. « Bécherel est devenue une cité vivante, ça aide beaucoup le commerce local et ça donne une identité à la ville. Mais on est maîtres de notre économie et tout dépend de nous. Il faut penser notre ville comme une entreprise pour la faire fructifier encore plus. » En attendant, dès le lendemain, la ville retrouvera son calme et tous attendront avec impatience la prochaine échéance pour accueillir en nombre de nouveaux bibliophiles.

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