Dans l’antre de Balzac

Standard


C’est une charmante enclave du quartier de Passy, au cœur du XVIe arrondissement de Paris. On y a une vue imprenable sur la tour Eiffel et, en guise de comité d’accueil, le pépiement des oiseaux, locataires affairés des arbres qui surplombent la maison à flanc de coteau.


À l’époque où Honoré de Balzac y emménagea, en 1840, pas encore de « dame de fer » à l’horizon, mais la campagne aux portes de Paris. Passy fut un village autonome jusqu’en 1860. Ce qui convenait parfaitement à l’écrivain, poursuivi par ses créanciers, menacé de « saisie de corps » et d’une peine de prison pour des dettes occasionnées par un train de vie fastueux. L’étage de cette maison du XVIIIe siècle, que l’écrivain loua sous un nom d’emprunt – celui de sa gouvernante et bientôt amante, Mme de Breugnol –, avait l’avantage de posséder, dans la cuisine, un escalier dérobé menant à une discrète ruelle en contrebas.


C’est dans ce modeste cinq-pièces baptisé par lui « ma cabane », « mon nid » ou encore « l’enveloppe de ma vie » que Balzac se terra pour écrire d’arrache-pied :« Ici naquirent sous sa plume le Cousin Pons, la Cousine Bette et d’autres chefs-d’œuvre, comme Splendeur et misères des courtisanes, raconte Yves Gagneux, conservateur du patrimoine et directeur depuis deux décennies de la Maison de Balzac. Surtout, entre ces murs fut établi le plan d’ensemble de l’un des projets les plus fous de l’histoire littéraire, auréolé d’un titre de génie : la Comédie humaine. »


Le forçat des lettres


Son cabinet de travail constituait pour Balzac le cœur du réacteur. Des murs tendus de velours rouge et une semi-obscurité, malgré la fenêtre donnant sur le jardin. Une petite table de travail en bois patiné, flanquée d’un large fauteuil. On imagine là le « forçat littéraire » noircissant inlassablement des centaines de feuillets par jour – ou plutôt par nuit, car Balzac avait l’habitude d’écrire à la bougie quand les autres dormaient, pour plus de tranquillité. Il se couchait à l’heure des vêpres et se levait à minuit, s’arrimait à son établi jusqu’à 8 h du matin, moment où l’imprimeur lui faisait porter les feuillets de la veille, qu’il corrigeait ensuite avec acharnement.


Dès 1908, la « cabane de Passy » fut aménagée en un musée privé par une association d’admirateurs et devint un lieu de pèlerinage. Léguée à l’État, qui la donna ensuite à la Ville de Paris, elle permit de rassembler, outre des manuscrits et des premières éditions, des objets liés à la vie du romancier, comme son extravagante canne de dandy au pommeau orné de turquoise. Aujourd’hui, loin d’affermir le lieu hagiographique à la gloire de « saint Balzac », Yves Gagneux n’a qu’un credo : « Susciter le désir de lire et relire l’œuvre. Plutôt que le grand homme, donner à apprécier son travail, l’immense chantier de son œuvre. »


Jeux d’épreuves


La pénombre de l’ancienne chambre à coucher abrite des portraits et des sculptures de l’écrivain, représenté en « galérien de plume et d’encre », qu’il prenne la pose dans la robe de bure des moines reclus, dans la robe de chambre des nuits sans sommeil ou dans la chemise rehaussée de bretelles des ouvriers cantonniers. « Je travaille 18 heures et j’en dors 6, je mange en travaillant, et je ne crois pas que je cesse de travailler même en dormant » , écrivit Balzac à sa maîtresse polonaise, Mme Hanska. 


Après un rapide premier jet manuscrit, il envoyait ses pages à l’imprimerie. Une fois qu’elles étaient revenues sous forme de colonnes compactes, l’auteur y apportait des corrections jusqu’à plus soif. « Au bout de quelques heures de travail, on eût dit le bouquet d’un feu d’artifice dessiné par un enfant. Du texte primitif partaient des fusées qui éclataient de toutes parts » , expliqua son ami Théophile Gauthier. Le visiteur peut ainsi contempler les extraits des neuf jeux d’épreuves de la Vieille Fille, affichés sur un mur de l’appartement. Et il comprend mieux pourquoi Balzac fut le cauchemar des imprimeurs et des éditeurs. Impitoyablement raturées, enrichies et surchargées, les versions se succédaient. Jusqu’à 13, voire 17 pour certains textes.


Des litres de café serré


Pour soutenir un tel rythme, notre homme à la robuste carrure avait besoin d’un carburant puissant. Il buvait des litres de café bien serré,« concassé à la turque » selon ses mots, et apte à stimuler sa « manufacture d’idées ». Sous une vitrine trône la célèbre cafetière en porcelaine de Limoges, au liseré rouge, griffée des initiales « H.B. », un cadeau de son amie et égérie Zulma Carraud. Le breuvage fumant, maintenu au chaud par le réchaud à bougie situé au-dessous, prenait place à côté des feuilles et de l’encre sur la table de travail. « Voilà quel fut le moteur de la Comédie humaine », sourit Yves Gagneux, en rappelant que Balzac faisait les 35 heures en deux journées ! À noter que les droits d’auteur n’existaient pas encore à l’époque. « Deux semaines après la publication du Père Goriot, il y avait déjà sur les boulevards 55 représentations qui en étaient tirées, sans même que le nom de Balzac ne soit cité. Inutile de dire que notre ami ne touchait pas un centime. »


Cathédrale littéraire


Dans la maison de Passy, vint à l’écrivain l’idée d’unifier ses récits par une commune architecture. Les nombreux romans parus sous forme de feuilletons dans la presse ou séparés chez différents éditeurs, furent publiés en 20 volumes entre 1842 et 1848, liés par une analyse d’une incroyable justesse. Sur le modèle de la classification biologique de Buffon pour les espèces animales, Balzac avait entrepris la typologie des « espèces » sociales, pointant les codes et les marqueurs de classe. Il fut entraîné dans « l’immensité d’un plan qui embrasse à la fois l’histoire et la critique de la société » , selon ses propres mots. La Comédie humaine compte environ 2 500 personnages ! Ce qui fait dire à Yves Gagneux que son auteur fétiche rivalisait avec l’état civil. Un diagramme géant permet de visualiser les ramifications du pharaonique projet de 150 romans. Balzac parvint à en écrire une centaine avant sa mort, en 1850. La Comédie humaine demeurerait inachevée. « Le retour des personnages d’un livre à l’autre fut l’un des principes littéraires les plus novateurs de l’époque. » Fidélisant le public bien avant les séries addictives de notre monde contemporain… Un quart des personnages circulent entre les travées de la cathédrale littéraire balzacienne – le baron de -Nucingen revient dans 32 romans, Rastignac dans 26.


Si Balzac est l’écrivain français le plus publié au monde, il est aussi le plus lu en Asie. Étonnant phénomène. Eugénie Grandet fait figure aujourd’hui de véritable star en Chine. Dans un nouveau musée ouvert à Wuzhen (ville au sud-ouest de Shanghai), une exposition sur le créateur de la Comédie humaine se tient d’ailleurs actuellement, en lien avec la Maison de Balzac à Paris. Il faut croire que les Chinois y retrouvent une part d’eux-mêmes.


À lire
La Comédie humaine est disponible en 12 tomes dans « la Pléiade » de Gallimard.

Du Père Goriot au Colonel Chabert, du Lys dans la vallée à la Peau de chagrin, tous les romans de Balzac sont disponibles en collection de poche.

Publiée en 2019, une histoire d’amour fou : la Vendetta, Folio, 2 €.


Informations pratiques

Après des travaux de rénovation et d’accessibilité, l’ajout d’une librairie et d’un café qui donnent agréablement sur l’autre côté du jardin – lui aussi restructuré –, la Maison de Balzac a rouvert ses portes cet automne. Outre les lieux où vécut pendant sept ans le grand écrivain, on peut y voir (jusqu’au 13 janvier) l’exposition de dessins et gravures Balzac et Grandville, une fantaisie mordante. La relation entre le dessinateur Grandville et celui qui fut aussi un homme de presse a donné de vifs coups de crayon et des caricatures hautes en couleur.

Maison de Balzac, 47 rue Raynouard, Paris XVIe. Du mardi au dimanche, de 10h à 18h. www.maisondebalzac.paris.fr