Par la “pop philo”, apprendre tu pourras !

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Dans un collège de notre galaxie lointaine, mais pas si lointaine, il n’y a pas si longtemps, un prof d’histoire-géographie suscita l’éveil de « la Force » ! De « la Force » d’apprendre qui arrache à son banc le potache mollasson, apathique comme un droïde défectueux, pour le propulser dans le champ d’énergie du désir d’apprendre. Enseignant au collège des Champs-Plaisants, à Sens (Yonne), Julien Malherbe proposa à ses élèves de 3e une odyssée éducative : le projet de classe « Star Wars ». Maître Jedi de l’Éducation nationale, il imagina d’utiliser l’univers flamboyant de la saga cinématographique comme support pédagogique au collège, dans toutes les disciplines. « Mon envie était d’impliquer les élèves, de susciter l’envie et la curiosité. J’ai commencé par montrer des extraits de films dans mes cours. » Un nouvel espoir était né.


Calculer la puissance d’un sabre laser


Avec le concours de ses collègues, Julien Malherbe saupoudre de la poussière d’étoiles dans toutes les matières. Durant deux années scolaires, à partir de 2014, l’oeuvre de science-fiction de George Lucas irrigue les cours. En SVT (sciences de la vie et de la Terre), les collégiens étudient la classification des espèces dans Star Wars ; en maths, ils apprennent à déterminer le rayon de l’Étoile noire, la station spatiale sphérique, grâce au théorème de Thalès ; en physique, ils calculent la puissance d’un sabre laser… « Les élèves étaient enthousiastes, notamment ceux qui d’habitude se tenaient en retrait. Ils se sont réinvestis dans des travaux collectifs. » En arts plastiques, les collégiens composent des photomontages, en fusionnant fiction et réalité. Sur l’une des images créées, comme un symbole, un quadripode impérial délogé de Star Wars, surplombe le collège de Sens, juché sur ses quatre pattes filandreuses, et paraît veiller sur l’instruction des élèves. 


Dans son propre cours d’histoire-géo, Julien Malherbe aborde l’étude des régimes autoritaires et du totalitarisme. « Nous avons comparé l’accession au pouvoir de Hitler en 1933 avec l’arrivée de Palpatine à la tête de l’Empire galactique, élu chancelier par le Sénat. La saga contient beaucoup d’éléments qui permettent de réfléchir à la façon dont s’instaure un régime autoritaire. Ce support, moins rébarbatif, motive les élèves. Mais il a aussi ses limites : ils ne parviennent pas toujours à effectuer la transition entre un univers imaginaire et une réalité historique. Le travail de l’enseignant est primordial », analyse Julien Malherbe. Cette initiative, acceptée par la principale du collège et validée par l’inspection académique, accueillie favorablement par des parents intrigués et curieux, s’inscrit dans une démarche en plein essor : la « pop philosophie ».


Goldman réussit là où Hegel échoue


Cette notion, inventée par le philosophe Gilles Deleuze dans les années 1970 pour qualifier les relations entre la philosophie et la pop culture, désigne le recours à des oeuvres de la culture populaire dans le monde universitaire ou dans l’enseignement. « En Amérique du Nord et notamment au Québec, où j’ai terminé mon master en sciences de l’éducation, cette vision est répandue. Elle s’est diffusée depuis les pays anglo-saxons jusqu’en France sous l’impulsion d’intellectuels comme Ollivier Pourriol. » En 2003, un recueil d’études sur le film d’anticipation Matrix (1999) est paru, réunissant les contributions de philosophes : Alain Badiou, Élie During, Patrice Maniglier (Matrix, machine philosophique, Ellipses). En sciences, Roland Lehoucq, astrophysicien au Commissariat à l’énergie atomique, est l’un de ces passeurs. Dans ses conférences, l’auteur de Faire des sciences avec Star Wars (Le Bélial) enrôle les super-héros, grappille dans Tintin ou dans le film Avatar pour expliquer, avec esprit et fantaisie, les principes de la physique. En mesurant la longueur des sauts de Superman, il est capable d’évaluer la gravité de sa planète d’origine, Krypton ! 


Dégainez les sabres laser et les baguettes magiques. Harry Potter, un « objet pop philosophique » ? Marianne Chaillan en est convaincue. Persuadée que la saga de J. K. Rowling possède les éléments d’une propédeutique – une initiation – aux classes de philosophie, cette professeure au lycée Saint-Joseph-de-la-Madeleine, à Marseille, aborde cette oeuvre comme une « porte d’entrée » vers l’étude de l’école platonicienne, du stoïcisme. Plus encore, l’oeuvre en elle-même, animée par la question de la mort, contient sa propre philosophie, une « philosophie de la finitude ». Auteure de l’essai Game of Thrones, une métaphysique des meurtres (le Passeur), Marianne Chaillan, qui enseigne également à l’université, a publié un ouvrage étonnant : la Playlist des philosophes (le Passeur). 


Son pari ? Considérer les chansons de variété comme des « tremplins » pour la réflexion. Elle l’assure : « Je sais d’expérience que Goldman réussit parfois là où Hegel échoue. » Dans ce tour de chant et de passe-passe philosophique, conçu aussi comme un manifeste pour une chanson de variétés souvent discréditée, victime du snobisme et du mépris, elle parvient à nous convaincre de la portée philosophique de ces ritournelles. Oui, la chanson Savoir aimer de Florent Pagny est éminemment nietzschéenne (le philosophe allemand enseigne que l’homme fort est celui qui réussit à aimer), et assurément Claude François, dans le Lundi au soleil (« C’est une chose qu’on n’aura jamais »…), évoque la réalité du travail aliéné décrit par Marx. Certains pourront estimer que cette approche se fonde sur une « surinterprétation » des paroles. Pour Marianne Chaillan, les oeuvres de la culture populaire sont des « moyens de faire jaillir la compréhension, l’enthousiasme et la joie de penser ».


Star Wars, œuvre fondatrice


C’est un couplet que pourrait entonner Gilles Vervisch. Professeur de philo au lycée Paul-Émile-Victor, à Osny (Val-d’Oise), il recrute lui aussi dans la galaxie Star Wars pour éclairer le côté obscur que pourraient avoir, aux yeux des béotiens, les concepts philosophiques. « Davantage qu’à Gilles Deleuze, j’ai tendance à me référer au philosophe américain Stanley Cavell, qui, le premier, dès les années 1980, a commencé à étudier des films, notamment ceux de Frank Capra. » Rendre la philosophie divertissante et puiser de la philosophie dans les oeuvres de divertissement : c’est dans ces allers-retours que Gilles Vervisch, auteur de Star Wars, la philo contre-attaque (le deuxième volume paraît en octobre chez le Passeur), mène son vaisseau pour rendre la philo accessible. Dans ce domaine, Star Wars est une oeuvre fondatrice : pour élaborer son chef-d’oeuvre, fermement assujetti à l’ossature manichéenne de la lutte entre le bien et le mal, George Lucas n’a jamais caché l’influence des travaux du mythologue américain Joseph Campbell, auteur du Héros aux mille et un visages (1949).


Une communauté de passionnés


Et d’ailleurs, Yoda, Grand Maître de l’ordre Jedi, n’est-il pas le personnage idéal pour inculquer la philo ? « Ça se discute, j’ai écrit tout un chapitre pour montrer que son aphorisme “Personne par la guerre ne devient grand” est assez faux… Mais bien sûr, Yoda, c’est le parfait prof de philo à l’orientale, dans un rapport maître-disciple », s’amuse Gilles Vervisch. Dans ses cours, il lui arrive de se référer à la saga, aux films Matrix, Douze hommes en colère ou à la série Game of Thrones. Et même s’il demeure sceptique devant l’overdose actuelle de séries de super-héros, il se réjouit de l’apparition d’une communauté de passionnés qui étudient la pop culture, rédigent de stimulants ouvrages d’interprétation, comme Pacôme Thiellement, Thibault de Saint-Maurice ou Hubert Artus. « C’est une démarche qui commence à se diffuser en France. Dans l’un de mes manuels de philosophie de terminale, il est même fait référence au film Batman The Dark Knight Rises (l’Ascension du Chevalier noir), de Christopher Nolan », souligne Gilles Vervisch. Il se refuse toutefois à adopter le terme de « vulgarisation », trop restrictif. « Dans le terme “vulgarisation”, il y a l’idée que l’on simplifie les choses pour les faire comprendre. La pop philo, c’est exactement l’inverse : on part d’un support culturel connu pour essayer d’aller plus loin. Dans mes cours, quand j’utilise un extrait de Star Wars ou de Game of Thrones, c’est pour parler de mythologie antique ou de l’impératif catégorique chez Kant. Enseigner, c’est toujours ramener l’inconnu au connu. » 


Ce pourrait être le credo d’Emma Fiedler, doctorante en droit et présidente de l’association Thesa Nostra. Le 23 mai, cette association a organisé à la faculté de droit de Poitiers, sous la direction de Damien Fallon, maître de conférences en droit public, le colloque « Harry Potter et le droit ». Dans l’amphithéâtre, où s’étaient rassemblés 200 auditeurs, furent abordés des thèmes singuliers : responsabilité civile et monde des sorciers, statut de l’animal fantastique, maintien de l’ordre public dans le monde sorcier avec l’exemple du ministère de la Magie anglais !


Un apprentissage plus dynamique


« L’objectif était de rendre le droit ludique et attrayant, mais sans le simplifier ou le dénaturer », explique Emma Fiedler. Chargée de TD (travaux dirigés), elle se félicite de ces « nouvelles techniques d’apprentissage » qui « dynamisent un propos », même si ces méthodes se heurtent encore à des réticences, à des a priori. « La pop philo n’est pas une fin en soi : c’est une passerelle. Certaines personnes qui jugeaient qu’il s’agissait de divertissement et non de science juridique ont reconnu après le colloque qu’elles s’étaient trompées. Je suis convaincue de la pertinence de cette approche : par exemple, au travers du personnage d’Hermione, l’amie de Harry Potter, née de parents non sorciers, on peut amener les lecteurs à réfléchir aux réalités de la discrimination qu’ils peuvent vivre au quotidien. » Réfléchir par soi-même, à partir d’une image ou d’un mythe, c’était finalement la démarche de Platon dans la République, qui usa de mythes (la caverne, Prométhée) pour rendre la philo accessible. Et si Platon, le moldu, était l’inventeur de la pop philo ?


À lire
Star Wars, le retour de la philo. La saga décryptée II, de Gilles Vervisch, le Passeur. Inspiré par la troisième trilogie Star Wars, dont l’un des axes est le rapport difficile à l’héritage, Gilles Vervisch aborde dans ce second volume (à paraître en octobre) les thèmes du passé, de la mort et de la perte, de la nostalgie et de la mélancolie. Le premier tome est toujours disponible. 
Harry Potter à l’école de la philosophie, de Marianne Chaillan, Ellipses. Avec humour, Marianne Chaillan, professeure de philo, pousse les portes de Poudlard pour dénicher de la philo dans cette oeuvre : Hermione serait-elle une disciple de Marc Aurèle ? Dumbledore est-il un représentant d’Épictète ? 



À Savoir

Le festival Semaine de la pop philosophie, créé en 2009, se déroulera cette année du 26 octobre au 2 novembre, à Marseille. Il est consacré au thème « Philosophie, sociologie et esthétique du crime ».  www.semainedela popphilosophie.fr.