Après un abus sexuel, aimer envers et malgré tout

Standard


Sur le canapé, Sophie Ducrey se tourne tendrement vers son mari. Dominique, timide, accueille son visage au creux de son épaule dans un geste tendre. Elle, belle brune de 46 ans aux yeux pétillants, et lui, grand homme sec réservé approchant la cinquantaine, s’aiment depuis 30 ans. Comme au premier jour, quand leurs regards se sont croisés au pied d’une statue de la Vierge Marie. Pourtant, il aurait pu en être autrement. Fraîchement tombés amoureux à 17 et 21 ans, ces jeunes catholiques pratiquants confient leur émoi à un frère de la communauté de Saint-Jean, confesseur de Sophie. Celui-ci souligne que la jeune fille doit d’abord interroger sa vocation religieuse… « Il me disait vouloir un chemin de sainteté pour moi, que je devais le suivre pour y arriver, et j’y ai cru », raconte Sophie, amère. « J’avais confiance dans la parole de ce prêtre, c’était un questionnement sérieux à mes yeux alors j’ai pris mes distances », ajoute Dominique. Pourtant, le religieux agresse sexuellement la jeune femme lors des mois qu’elle passe dans son prieuré pour discerner son appel à la vie contemplative. Trouvant le courage de rompre tout lien avec lui, Sophie sort de son emprise physique, retrouve Dominique et l’épouse.


Il me disait vouloir un chemin de sainteté pour moi, que je devais le suivre pour y arriver, et j’y ai cru.

- Sophie Ducrey


« C’est l’amour de ma vie ! s’exclame Sophie. Il m’a toujours regardée tel que je suis. Il a été un roc sur lequel je pouvais m’appuyer. Dominique a tenu bon face à toutes les tempêtes, les tremblements de terre et les rivières qui débordent. » Les obstacles ont été nombreux : dépasser la marque indélébile laissée par son agression physique, prendre conscience de l’emprise du religieux sur elle, cela a été un long chemin. Quasiment aussi difficile à parcourir que celui pour faire connaître la vérité dans l’Église. Dans son livre Étouffée. Récit d’un abus spirituel et sexuel (Tallandier), sorti le 5 septembre, Sophie raconte… et Dominique est omniprésent.


Un couple dans la tempête de la révélation


« Les mots sur ce qu’elle a vécu sont venus plusieurs années après notre mariage, pourtant cela s’est manifesté très tôt, implicitement, entre nous, confie-t-il sereinement. Des gestes naturels à mes yeux lui étaient douloureux, au sein d’une vie intime bancale. » Dès leurs premières relations intimes, Sophie a évoqué ce que son esprit lui permettait de dire : une peur dans le contact des corps, issue d’un « geste déplacé » d’un prêtre. À l’époque, elle est encore emprisonnée par les justifications théologiques du frère qu’elle a faites siennes. Celui-ci lui a expliqué qu’en se soumettant à ses assauts sexuels, elle l’aide à rester prêtre – une vision dévoyée de la vocation, s’appuyant sur la théorie de « l’amour d’amitié » de Marie-Dominique Philippe, fondateur des frères de Saint-Jean, et remise en cause aujourd’hui dans cette communauté religieuse. « Nous avons vécu dans l’inconscience de ce dont il s’est agi, explique Sophie d’un ton neutre. Dix ans plus tard, je suis sortie du déni. La douleur, la colère et la souffrance se sont réveillées et tout a explosé en moi. »


Au sein de notre couple, nous avons longtemps vécu dans l’inconscience de ce dont il s’est agi.

- Sophie Ducrey


Sophie Ducrey et son mari en parlent des heures durant, se pleurent dans les bras. Le couple s’appuie sans mesure sur le dialogue. Dominique devient « la lanterne qui suffit à me rendre espoir chaque jour et à donner sens aux ténèbres », écrit Sophie ; « [ses bras] sont le lieu de mon repos, le creux de ma chapelle », continue-t-elle. Mais pas tous les jours, pas ceux où le moindre contact physique déclenche une crise de panique chez Sophie, ceux où elle n’a « même plus la force de hurler » car « hurler, c’est encore vivre ». « Cela a longtemps été un combat quotidien, au jour le jour », avoue Dominique. L’un et l’autre savent pourtant leur chance : d’autres qu’eux, traversés par cette puissante lame de fond, se sont déchirés sans pouvoir s’en remettre.


Lui a souvent été tenté, reconnaît-il, de ramener Sophie à une vie plus « normale » : « Nous avons cinq enfants, une belle vie. Plusieurs fois, j’ai eu envie de lui dire : arrêtons, oublions ce passé, si dramatique qu’il soit, et ne gardons que notre amour. J’étais tiraillé entre la soutenir inconditionnellement et l’entraîner vers une vie différente, où la douleur n’aurait pas besoin de s’exprimer. Mais ce n’était pas ce dont elle avait besoin. Ce passage du tunnel était nécessaire, j’en suis conscient aujourd’hui plus qu’hier, pour qu’elle avance vers elle-même. » Pour Sophie, « traverser ensemble cette épreuve » a consolidé leurs liens : « Face à ma vulnérabilité, mes limites, il a déployé des ressources de douceur et de respect qui ont enrichi notre couple sur le long terme. Nous avons fait le choix, à chaque fois, de nous unir contre l’adversité, même si elle était à l’intérieur de notre couple. »


Accepter l’impossible


L’union a aussi été indispensable lors de la quête de vérité dans laquelle s’est lancée le couple. En 2007, dix ans après les faits, Sophie Ducrey veut alerter la communauté Saint-Jean : elle a été manipulée et agressée par l’un d’entre eux ; or, il est toujours en situation de continuer. Immédiatement, Dominique répond présent et l’accompagne pour la première (et dernière) confrontation de sa femme avec ce prêtre. « Nous sommes un couple, nous sommes “un”, il m’a semblé évident d’être à ses côtés pour ce moment qui allait être si difficile pour elle, raconte-il. J’avais l’impression que nous étions David contre Goliath, il avait une telle autorité. Mais je ne pouvais pas la laisser seule devant son geôlier, son bourreau. » Lors de cet entretien, le frère concède avoir fait du mal sans le vouloir, rappelle le pardon échangé après une fellation forcée que Sophie a refusée, mais à l’évocation d’abus sexuel, il nie en bloc. Dominique se souvient amèrement de « l’absence de considération pour la souffrance exprimée en face de lui ». Face aux souvenirs de son mari, Sophie réfrène un tremblement, réminiscence de l’état de choc post-traumatique dans lequel l’avait laissée cette rencontre.


Je ne pouvais pas croire que la communauté promette des choses sans les faire. 

- Dominique
, mari de Sophie Ducrey


Longtemps, ils ont cru que leur démarche pourrait aboutir. Plusieurs années durant, ils alertent les frères en responsabilité dans la communauté, appellent des évêques, contactent des prêtres spécialistes de droit canon. Si la justice pénale ne peut rien – un procureur saisi confirme à Sophie que la prescription oblige à classer la procédure – le couple garde confiance en l’Église. Cette institution est toujours, à leurs yeux, le chemin de la Vérité, la voie vers Dieu. Constamment, ils rappellent « ne pas vouloir faire de mal » à la congrégation mais chercher à s’assurer que le frère ne puisse pas faire de nouvelles victimes. Quand Sophie s’agace des lenteurs des échanges, des réponses évasives concernant ce frère, qui reste un accompagnateur spirituel reconnu – et donc demandé –, Dominique la tempère : « Durant tout le processus, j’ai été en permanence celui qui relativise, qui tente de prendre de la hauteur, de comprendre une logique qui pouvait ne pas être la nôtre. Je ne pouvais pas croire que la communauté promette des choses sans les faire, comme toutes ces fois où l’on nous a écrit qu’il ne serait plus en contact avec des jeunes femmes sans que ce soit vrai. J’ai lutté pour comprendre un tel scandale… »


En 2011, lors d’un procès canonique, la Congrégation pour la doctrine de la foi tranche : le frère doit être retiré de l’état clérical, sa culpabilité est reconnue. Un an plus tard, l’appel commue la peine en un « remède pénal » – comprendre, un retrait de paroisse quelques temps sans qu’il ne perde son statut de prêtre. Il est renvoyé en mission, auréolé d’une image de martyr. Sophie se voit comme un poisson sur un ponton qui s’agite pour retrouver l’eau et l’oxygène qu’elle procure… et finit par ne plus être animée que par des spasmes. « Accepter que j’étais totalement impuissante a été ce que j’ai vécu de plus difficile dans ma vie, lâche-t-elle en baissant le regard, se souvenant des journées sans pouvoir bouger, physiquement malade. Je pouvais comprendre qu’une personne soit perverse et que je me sois faite manipuler par elle, mais qu’une Église entière accepte la perversion ainsi… » Elle ne finit pas sa phrase mais enchaîne, déterminée : « Je me suis accrochée à ma foi, elle m’a sauvée du désespoir. J’ai ressenti le chaos total sur terre et je me suis appuyée sur la certitude que la vérité existe et qu’un jour, elle éclatera. Nous sommes réellement aveugles sur cette terre mais la lumière est bien là, même si nous ne la voyons pas. »


La foi toujours là


Sophie Ducrey et son mari n’ont jamais perdu cette foi qui les a aussi accompagnés tout au long de leur vie de couple. D’ailleurs, les premières années, ils la vivaient comme oblats de la communauté Saint-Jean… « C’est un engagement envers le Seigneur que nous avons toujours maintenu, explique Dominique. Même si la confiance envers la communauté a été brisée, la philosophie de saint Jean est toujours belle à mes yeux, je ne la renie pas. » Sophie garde précieusement l’enseignement de l’évangéliste : « Chercher la vérité en soi. » Si elle avoue avoir des difficultés à aller à la messe, l’Église est bien « sa mère » et elle se sent en constant dialogue avec Dieu : « Je cherche qui Il est et, en même temps, je ne me suis jamais sentie aussi proche de Lui. »


Le couple s’est toujours nourri de plusieurs influences spirituelles : leur paroisse de quartier, les équipes Notre-Dame, ainsi que d’autres communautés. Leurs familles et amis sont catholiques. Mais certains, aujourd’hui, leur tournent le dos. « Toutes nos démarches ont été cachées au reste de la communauté comme aux paroissiens des églises concernées par ce frère. Quand j’essayais d’en parler, on me rétorquait que j’étais “l’instrument du Diviseur”, le diable, dévoile Sophie. Maintenant que je dis les choses clairement, on répond que je mens ou on s’éloigne pour ne pas avoir à entendre. »


Ce livre, c’est nous. C’est Sophie, mais c’est aussi ce qui a marqué une grande partie de notre vie de couple, de famille. 

- Dominique, mari de Sophie Ducrey


Pourtant, le religieux fait aujourd’hui l’objet d’une procédure d’expulsion de la communauté, suspendue à la conclusion d’un nouveau procès canonique en cours à Rome, à la suite de nouveaux témoignages contre lui. Sans compter qu’il a interdiction de porter l’habit des « petits gris » depuis 2013.


Alors pourquoi avoir sorti ce livre aujourd’hui, si longtemps après les faits ? Sophie Ducrey nous fixe tristement : elle a essayé de le faire par le passé, mais une menace d’action en justice de son agresseur a refroidi les éditeurs. Dominique la reprend : « Ce livre, c’est nous. C’est Sophie, mais c’est aussi ce qui a marqué une grande partie de notre vie de couple, de famille. Et l’on est dans un épisode où l’on assume qui l’on est, ce que l’on a vécu. Fini. Bas les masques. Nous n’avons plus rien à perdre, parce que nous sommes déjà sauvés. » Sa femme conclut doucement sur l’aventure d’écriture thérapeutique qu’a été cet ouvrage sans cesse retravaillé d’année en année, au fur et à mesure que l’emprise psychologique de son agresseur s’est déconstruite. Elle évoque ces « autres », celles qui ne sont pas encore sorties de leur cercle infernal et qui sont tellement fragiles qu’une seule parole peut les écorcher vives, ces victimes pour qui elle ose ces mots. « Il est toujours prêtre, et libre », précise-t-elle. Et ses mains agrippées à celles de Dominique s’animent d’un énième tremblement, trahissant un chemin de guérison encore en cours pour le couple. 


À lire 
Étouffée. Récit d’un abus spirituel et sexuel, Sophie Ducrey, Tallandier, 17,90€.

L’auteure déconstruit, à travers le récit de son parcours, les mécanismes de l’emprise qu’elle a subie de la part d’un prêtre de la communauté de Saint-Jean menant à une agression sexuelle, ainsi que les soutiens dont il a bénéficié dans l’Église.