Grothendieck : disparition d’un génie des maths

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Le grand mathématicien Alexandre Grothendieck est mort le 13 novembre

Le grand mathématicien Alexandre Grothendieck est mort le 13 novembre

Le grand mathématicien Alexandre Grothendieck est mort jeudi 13 novembre à l’hôpital de Saint-Girons en Ariège. Méconnu du grand public, c’est néanmoins l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle, peut-être comparable à Évariste Galois autant pour son génie que pour son destin tragique. Heureusement Grothendieck a eu tout le temps d’exprimer son génie (contrairement à Galois qui est mort à l’âge de 20 ans) avant de se retirer progressivement de la scène mathématique au début des années 1970 et de mourir à l’âge de 86 ans à Lasserre (Pyrénées-Atlantiques), isolé…

Cet isolement, Grothendieck l’a voulu – dans la mesure où le mal-être peut être vu comme un choix libre. De fait, le mathématicien avait depuis longtemps délaissé les sphères de l’abstraction mathématique pour celles, plus improbables, de la mystique. Car la fin des années soixante et le début des soixante-dix, si agitées par le renouveau culturel, ont marqué pour Grothendieck le début de la rupture avec le milieu académique : en 1966 il reçoit la médaille Fields – le Nobel des mathématiciens – mais refuse de se rendre à Moscou pour la recevoir en guise de protestation contre le régime soviétique. Un acte atypique de la part d’un mathématicien.

Alexandre Grothendieck dans les années 1960.

Alexandre Grothendieck dans les années 1960.

Pacifiste, il démissionne aussi de l’Institut des hautes études scientifiques (IHES), un organisme créé en 1958 quasiment pour lui, après avoir appris qu’il était financé en partie par le ministère de la Défense. Écologiste, il crée le bulletin Survivre et vivre qu’il distribue à l’entrée de colloques et congrès de mathématiques. Mais il s’emballe de plus en plus dans une militance que certains qualifieront (non sans quelque raison) de naïve, délaisse la recherche, se brouille avec ses maîtres, collègues et disciples.

Grothendieck glisse peu à peu de l’abstraction mathématique à la mystique

Il se retrouve bientôt mis au ban : malgré l’aide d’amis restés fidèles il ne tiendra qu’un an au Collège de France, mais il sera finalement intégré comme chercheur au CNRS en 1984 « dans des conditions humiliantes« , comme nous le confiait Pierre Cartier en 1995 lors de l’enquête de notre magazine sur lui. Là, il écrira un livre jamais publié mais accessible sur internet, Récoltes et semailles, où il parle de son parcours et règles ses comptes avec l’establishment. Sa dernière manifestation publique date de 1988, quand il refuse le prestigieux prix Crafoord (et ses 500 000 dollars). Puis en 1991, il disparaît…

Certains des témoins que nous avions rencontrés en 1995, des mathématiciens et amis de Grothendieck, savaient ou pouvaient savoir où il se trouvait, mais il était hors de question pour eux de trahir celui qui ne voulait plus avoir de contact avec l’humanité – et certains racontaient l’invasion de son esprit par les délires, ses dialogues avec les anges… D’autres avançaient des hypothèses sur les raisons de sa chute psychologique, dont une enfance détruite par la guerre, l’exile et la mort : né à Berlin en 1928 d’une mère hambourgeoise protestante et journaliste, Hanka Grothendieck, et d’un père russe juif anarchiste, Sascha Schapiro, compagnon de Lénine pendant la révolution russe de 1917 avant de tomber en disgrâce dans les années vingt. Puis il y a eu la fuite de la famille d’Allemagne vers la France en 1933 pour échapper au nazisme, la déportation du père en 1940 dans le camp de concentration du Vernet d’Ariège puis son transfert à Auschwitz et son assassinat en 1942, l’internement de Grothendieck et de sa mère au camp de Rieucros (Ariège) comme « étrangers indésirables » car la mère et le père avaient participé à la Guerre civile espagnole dans les Brigades internationales… Tout est raconté dans Récoltes et semailles et dans d’autres sources historiques.

La « chasse » aux manuscrits mathématiques inconnus de Grothendieck est ouverte.

Aujourd’hui, s’il est possible que s’organise une « chasse au trésor » des manuscrits mathématiques que le génie aurait pu garder par devers lui ces dernières années, ce qu’il a semé jusqu’aux années 1970 aura encore de quoi tenir en haleine les mathématiciens pendant longtemps.

Manuscrit de Grothendieck

Manuscrit de Grothendieck

Car Alexandre Grothendieck a été de loin le principal artisan de la rénovation de la géométrie algébrique, un domaine des mathématiques qu’il a tant poussé vers l’abstraction qu’aujourd’hui elle ne garde que peu de liens avec la géométrie. Les mathématiques étant une discipline collective, contrairement aux apparences, il ne faut pas oublier que derrière Grothendieck d’autres grands mathématiciens de l’époque ont contribué à cette entreprise gigantesque, comme Emily Noether, André Weil, Émile Picard, Andreï Kolmogorov, puis Jean Dieudonné, Henri Cartan, Pierre Cartier, Jean-Pierre Serre…

Il est difficile de se faire une idée de ce que recouvre la discipline – un coup d’œil à la page « géométrie algébrique » de Wikipédia vous en convaincra – si ce n’est qu’elle délaisse la « matière » géométrique au profit d’une pensée abstraite des relations qu’entretiennent entre eux les objets géométriques – et les objets mathématiques en général – par-delà de toute inscription dans une topologie particulière. En revanche il est facile de s’imaginer le vide qu’a prématurément laissé Grothendieck dans la recherche mathématique des années 1970, et celui qu’il laisse aujourd’hui à une humanité qui l’a rejeté quand les fantômes du passé l’ont rattrapé. Un vide teinté peut-être de regrets. Tout ce qu’il faut pour en faire héros tragique.

Román Ikonicoff

> Lire également dans les Grandes Archives de Science & Vie :

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de

  • Mathématiques : vers un langage universel – S&V n°1000 – 2001 – Le programme de Langlands vise notamment à unifier les mathématiques sous un seul langage, le plus abstrait possible. Un million de dollars à celui qui y parviendra…

gfg

 

 

Bonnes nouvelles de Philae : le robot de Rosetta a transmis ses premières images et données depuis la comète

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La première photo jamais prise sur une comète : "Tchouri" (67P/CG) photographiée par Philae / Ph. ESA/Rosetta/Philae/CIVA

La première photo jamais prise sur une comète : « Tchouri » (67P/CG) photographiée par Philae / Ph. ESA/Rosetta/Philae/CIVA

Depuis qu’il s’est décroché de la sonde Rosetta hier matin, les regards des astronomes européens sont tous rivés sur le module explorateur Philaé. Au centre de commandement de l’Agence spatiale européenne (ESOC) à Darmstadt (Allemagne), les responsables de la mission scrutent les signaux radio que ce petit robot a commencé à envoyer dès son atterrissage, à 17 heures (heure d’Europe centrale), sur la comète « Tchouri » (67P/CG), en orbite à 500 millions de kilomètres de la Terre. C’est une première dans l’histoire de la conquête spatiale, qui signe un succès phénoménal pour l’ESA.

Mais après les applaudissements et les félicitations pour la réussite de cet exploit inouï, les premières inquiétudes ont commencé à circuler hier soir : bien que Philae se soit posé pile à l’endroit prévu, une zone plane de la comète, il semblerait que les harpons censés l’arrimer à la roche n’aient pas été tirés correctement. Au moment de toucher le sol, le robot aurait ainsi rebondi deux fois, avant de se coincer sur le flanc d’une falaise.

 

La taille de la comète "Tchouri" (67P/CG), comparée à la ville de Paris. / Ph. ESA/Rosetta/Navcam

La taille de la comète « Tchouri » (67P/CG), comparée à la ville de Paris. / Ph. ESA/Rosetta/Navcam

 

Des bonds d’une incroyable lenteur, étant donné la très faible gravité de la comète : le premier a pris près de deux heures, à une vitesse de 38 centimètres/seconde ! Telle est la reconstruction la plus probable de l’atterrissage, qui ressort des analyses du premier paquet de données transmises par Philae, parvenu ce matin à 5 heures. La première photo de la comète confirme cette hypothèse : Philae est adossé à 1 mètre d’une paroi rocheuse, à un endroit qui n’est pas encore bien identifié, à environ 1 kilomètre du lieu d’atterrissage initial. L’engin est aussi penché, au lieu de se tenir droit au-dessus du sol. Ainsi, il n’est pas en mesure d’effectuer les forages prévus dans le sol de Tchouri.

La mission scientifique de Philae promet de donner ses fruits

De quoi compromettre la mission ? Loin de là : ses instruments de mesure sont intacts, sa batterie dispose encore de 50 heures d’autonomie, ses antennes sont bien dégagées et communiquent avec la Terre via une connexion radio relayée par la sonde Rosetta. Celle-ci orbite en effet au-dessus de la comète Tchouri, et à certaines heures de la journée se trouve en position de recevoir les signaux de Philae, qu’elle transmet ensuite au centre de commandement terrestre, où elles arrivent avec 28 minutes de décalage.

 

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Schéma de Philae avec tous ses instruments de mesure. / Ph. ESA/ATG medialab.

« C’est une moisson de données qui est déjà parvenue aux chercheurs », affirme avec enthousiasme Marc Pircher, directeur du centre spatial de Toulouse (CNES) au cours d’une conférence de presse ce matin. Des données, Philae devrait en transmettre des flots au cours des 2 jours à venir, avant que sa batterie ne s’épuise. Ensuite, ses panneaux solaires permettront peut-être de la recharger. Pour l’instant, l’ensoleillement sur la comète ne dure qu’une heure trente par jour (terrestre), mais celle-ci va s’approcher du soleil dans les mois qui suivent.

Truffé d’instruments de mesure destinés à sonder la composition du sol de la comète, son magnétisme et la présence de composés organiques, la mission de ce petit robot est de récolter sur Tchouri un maximum d’informations qui pourraient éclairer sur l’origine à la fois des planètes du système solaire, et de la vie qu’abrite la planète bleue. « Mis à part les forages qui sont suspendus pour le moment, toutes ces mesures sont possibles, et c’est franchement extraordinaire », se félicite Marc Pircher.

Fiorenza Gracci

 

> Pour en savoir plus :

 

> Lire aussi dans les Grandes Archives de S&V :

  • Rosetta enfin à l’abordage - S&V n°1164. Tout sur le parcours de Rosetta, les défis qu’a relevés cette mission, ses objectifs scientifiques, et les réponses qu’on attend des comètes…

S&V 1164 Rosetta

  • Les dix énigmes du Système solaire – S&V n°1066. Spirit, Opportunity, Solar B, Venus Express… Rosetta est loin d’âtre seule. Les sondes envoyées par l’homme doivent dissiper les derniers mystères de notre système solaire…

S&V 1066 couv

  • Rosetta part se poser sur une comète – S&V n°1024. La mission Rosetta se prépare. A l’époque, la sonde visait la comète Wirtanen, mais le lancement a été repoussé, et la comète Tchoury chosie à la place.

S&V 1024 Rosetta