Auto-organisation chez les fourmis : le secret de leurs ponts a été percé

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Pour combler les vides qui se présentent sur leur parcours, les fourmis légionnaires utilisent leurs corps pour former des ponts - Ph. Chris Reid - Irg

Pour combler les vides qui se présentent sur leur parcours, les fourmis légionnaires bâtissent des ponts formés de leurs propres corps – Ph. Chris Reid – Irg

Lors de leurs razzias, les fourmis légionnaires s’agrippent les unes aux autres pour former des ponts servant de raccourcis aux chasseuses. En les filmant au ralenti, des biologistes sont parvenus à comprendre les lois qui expliquent ces formations auto-organisées.

Elles ont la réputation d’être redoutables. Sans doute en vertu de leur terrible technique de chasse : chaque jour, des colonnes de milliers de fourmis légionnaires (ou “magnans”) arpentent le sol de la forêt tropicale sur 100 à 200 mètres, à une vitesse faramineuse (8 à 14 centimètres par seconde !) et attrapent la moindre proie qu’elles trouvent sur leur passage : des insectes, même les plus coriaces, comme les scorpions, jusqu’aux petits oiseaux !

Chaque jour, 40 grammes de victimes sont déchiquetées en moyenne par leurs puissantes mâchoires, et rapportées en lambeaux au siège de la colonie, afin de nourrir les larves. Avec la reine, entièrement consacrée à la ponte des œufs, celles-ci ne reposent pas dans une galerie souterraine comme c’est la norme chez les fourmis : tous les jours, la colonie se déplace, et passe la nuit dans un bivouac formé par les corps mêmes de ses membres, entourant les œufs et les larves.

Une colonne de fourmis légionnaires du genre Eciton avance à pas de marche sur le sol de la forêt - Ph. Katzbird / Flickr / CC BY 2.0

Une colonne de fourmis légionnaires du genre Eciton avance à pas de marche sur le sol de la forêt – Ph. Katzbird / Flickr / CC BY 2.0

Nomades, les fourmis légionnaires dépendent entièrement de la chasse

Cette vie nomade repose entièrement sur la rapidité des mouvements des fourmis et sur le succès quotidien de la chasse : les colonnes de fourmis magnans sont aussi impétueuses qu’implacables. C’est justement afin de rendre leurs raids les plus efficaces possibles, que si un obstacle se présente sur leur passage, elles forment, par auto-organisation, des raccourcis pour les contourner.

En pratique, les premières arrivées s’agrippent les unes aux autres en formant un pont sur lequel grimpent leurs congénères des rangs qui suivent, de manière à poursuivre leur trajectoire le plus directement possible. Et qui dit ligne droite, dit rapidité et performance.

Mais quelle est la longueur idéale d’un tel pont ? Comment ces petits insectes la calculent-elle, alors que leur cerveau est très limité ? Une équipe internationale de chercheurs allemands, américains et austaliens vient de décrire, dans un article paru dans la revue PNAS, les règles de l’art de la fabrication des ponts chez les fourmis légionnaires du genre Eciton, vivant en Amérique du sud.

La caméra a observé le comportement des fourmis légionnaires face à des déviations plus ou moins longues

Chris Reid et son équipe (institut de technologie du New Jersey) ont fait parcourir à ces fourmis, sous l’œil d’une caméra, un trajet rectiligne, interrompu par un coude formé par deux lattes articulées entre elles, comme on le voit dans la vidéo ci-dessous. En faisant varier l’angle d’ouverture des lattes, ils observaient le comportement des fourmis face à différents cas de figure.

Résultats : contrairement à l’idée de départ, les ponts formés par les fourmis n’avaient pas une structure fixe, mais dynamique, pouvant changer en quelques secondes si les conditions changeaient (si l’angle du coude était modifié), afin qu’à tout moment, les légionnaires puissent avancer à la vitesse maximale.

Mais les chercheurs ont fait une autre observation importante : à mesure que l’angle formé par le coude augmentait, le raccourci le plus court — tout droit — devait être un pont très long, formé par un grand nombre de fourmis. Or, ce n’était pas la solution choisie par les légionnaires… Elles préféraient bâtir un pont un peu plus court, décalé vers la moitié du coude : au bout du compte, cela donnait tout de même une petite déviation de parcours.

Au lieu de bâtir un pont à l'endroit où il formerait le raccourci le plus rapide, (ligne rouge), les fourmis légionnaires choisissent un emplacement qui oblige les chasseuses à faire une petite déviation... car cette structure plus courte peut être obtenue à l'aide d'un plus petit nombre de fourmis. - © PNAS / Chris Reid.

Au lieu de bâtir un pont à l’endroit où il formerait le raccourci le plus rapide, (ligne rouge), les fourmis légionnaires choisissent un emplacement qui oblige les chasseuses à faire une petite déviation… car cette structure plus courte peut être obtenue à l’aide d’un plus petit nombre de fourmis. – © PNAS / Chris Reid.

Un compromis entre le nombre de fourmis formant le pont, et le débit de fourmis le parcourant

Pour quelle raison ? Car il n’est pas rentable, pour la colonie, d’employer un trop grand nombre de fourmis pour bâtir le meilleur raccourci, alors que celles-ci peuvent servir pour chasser ou pour défendre leurs congénères. Les scientifiques ont découvert que l’emplacement et la longueur du pont est un “compromis” entre ces deux exigences divergentes : aller vite et conserver un grand nombre de chasseuses en fin de parcours.

Comment ce compromis est-il atteint ? Lorsque les fourmis formant le pont sentaient que le flux de leurs congénères grimpant sur leur dos devenait trop faible, elles raccourcissaient la structure, quitte à rallonger un peu le trajet du raccourci.

D’après les auteurs de cette expérience, ce système d’auto-organisation pourrait servir aux informaticiens pour programmer des essaims de drones sauveteurs afin qu’ils s’auto-assemblent de manière optimale pour former des structures de secours.

—Fiorenza Gracci

 

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  • Insectes : pourquoi ils vont conquérir le monde S&V n°1030 (2003). Aux yeux de l’évolution, les insectes sont une colossale réussite, et parmi eux les stars sont assurément les fourmis. Ultra résistantes et à l’organisation collective ultra-performante, le monde leur appartient !

S&V 1030 - insectes conquerir monde

  • L’union fait la voracité S&V n°926 (1994). Le nombre n’explique pas entièrement l’efficacité des fourmis magnans, redoutables carnassières. Les chercheurs commencent à comprendre l’alchimie de leur comportement si bien coordonné…

S&V 926 - fourmis magnan

Mission Lisa Pathfinder, ou comment faire mentir Albert Einstein

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Ce 3 décembre 2015, une fusée européenne Véga a lancé le démonstrateur technologique Lisa Pathfinder. Ce satellite de près de deux tonnes est destiné à tester les techniques qui seront utilisées pour la mission ELISA, un immense interféromètre spatial conçu pour détecter les ondes gravitationnelles. Photo ESA.

Ce 3 décembre 2015, une fusée européenne Véga a lancé le démonstrateur technologique Lisa Pathfinder. Ce satellite de près de deux tonnes est destiné à tester les techniques qui seront utilisées pour la mission ELISA, un immense interféromètre spatial conçu pour détecter les ondes gravitationnelles. Photo ESA.

Les savants se sont jurés de faire mentir Albert Einstein, mais en vain jusqu’ici : la prédiction du génial physicien tient depuis cent ans. Voici un siècle en effet, en publiant ses trois articles fondateurs qui deviendront la célébrissime relativité générale, Albert Einstein avait annoncé que l’un des effets prévus par sa révolutionnaire théorie ne serait jamais vérifié…
On le sait, la relativité générale, c’est une théorie de la gravitation, et la gravitation, pour Einstein, c’est la courbure de l’espace-temps… Depuis la publication en 1915, de la relativité générale, nous tentons de nous habituer progressivement et difficilement à ce nouveau paradigme, terriblement abstrait.
Instinctivement, nous préférons lire le monde à l’aune de la bien plus intuitive théorie de la gravitation universelle de Isaac Newton, qui voyait dans le cours des planètes et dans la chute des pommes, l’action d’une « force » mystérieuse et divine.

L'espace-temps de la relativité générale est courbe. Plus un astre est massif et dense, plus la courbure de l'espace-temps qui lui est associé est importante. Illustration ESA.

L’espace-temps de la relativité générale est courbe. Plus un astre est massif et dense, plus la courbure de l’espace-temps qui lui est associé est importante. Illustration ESA.

Et cette nuit, lorsque la petite fusée Véga a quitté la base spatiale européenne de Kourou, en Guyane, elle s’est, pour chacun d’entre nous, « arrachée à l’attraction terrestre ». Qui en contemplant l’envol de la fusée et son satellite Lisa Pathfinder, a pensé « elle emprunte une géodésique de l’espace-temps » ?
Mais pendant que le satellite Lisa Pathfinder rejoint lentement sa lointaine orbite solaire, revenons à l’espace-temps relativiste.
D’après la relativité générale, l’espace-temps est donc courbé par la masse qu’il contient. Plus la masse est grande, plus la courbure est importante : l’espace-temps de la Terre est moins courbe que celui du Soleil. Einstein avait prédit que cet espace-temps courbe n’était pas continu, mais qu’il pouvait être perturbé par le mouvement des masses. L’espace-temps selon Einstein devait se « rider », être parcouru d’ondes, dites gravitationnelles, se déplaçant à la vitesse de la lumière. Mais, avait aussi conjecturé Einstein, ces ondes sont si extraordinairement faibles, qu’elles devaient demeurer à jamais indétectables…
La courbure de l’espace-temps, elle, a été mise en évidence dès les années 1980 de façon spectaculaire, sur les photographies de « mirages gravitationnels » qui montrent les images multiples d’astres, créées par les « lentilles gravitationnelles » que constituent les grandes masses stellaires ou galactiques.

Dans les années 2030, l'interféromètre ELISA tentera de détecter les ondes gravitationnelles émises par les astres ou les événements les plus énergétiques de l'Univers. Ici, un couple d'étoiles à neutrons, lancé dans une course folle, va bientôt fusionner : l'événement émettra des vagues gravitationnelles qui rideront l'espace-temps sur des centaines de millions d'années-lumière. Illustration ESA.

Dans les années 2030, l’interféromètre ELISA tentera de détecter les ondes gravitationnelles émises par les astres ou les événements les plus énergétiques de l’Univers. Ici, un couple d’étoiles à neutrons, lancé dans une course folle, va bientôt fusionner : l’événement émettra des vagues gravitationnelles qui rideront l’espace-temps sur des centaines de millions d’années-lumière. Illustration ESA.

Mais les ondes gravitationnelles ? Prouver leur existence a été des décennies durant, un enjeu technique et scientifique majeur, leur observation étant une preuve magistrale de plus de la validité de la théorie d’Einstein et leur étude, la clé, peut-être d’une nouvelle théorie qui la dépasserait enfin… En 1993, Russel Hulse et Joseph Taylor ont obtenu le Prix Nobel de Physique pour leur détection indirecte. L’observation du pulsar double PSR B1913+16 montra en effet que l’une des étoiles à neutrons du couple chute progressivement vers l’autre, la déformation de l’espace-temps induite par ces deux masses extraordinairement denses et proches entraînant un fort rayonnement gravitationnel. Cette mesure – l’accélération de l’orbite du pulsar de 40 secondes en trente ans, qui correspond exactement à la prédiction de la relativité générale – est cependant indirecte. D’où le désir des physiciens de détecter directement ces fameuses ondes, en faisant mentir Albert Einstein…
Des instruments, sur Terre, tentent depuis un demi siècle de détecter le passage d’une onde gravitationnelle, émise lors d’un événement cataclysmique, comme la fusion de deux étoiles à neutrons en trou noir, par exemple…
Le principe de la mesure, en théorie, est simple : le passage d’une « ride gravitationnelle » dans l’espace-temps de la Terre, en provoquant sa déformation, entraîne un changement de distance entre les objets…
Mais dans le monde réel, cette expérience de métrologie de précision est mise en échec depuis un demi siècle… La raison en est simple : les ondes gravitationnelles sont extraordinairement faibles, si l’une d’entre elles traversait le système solaire aujourd’hui, la distance Terre-Soleil en serait affectée de… un dixième de millionième de millimètre…

Les physiciens tentent de détecter les ondes gravitationnelles depuis un demi siècle. Ici, l'un des deux bras, longs de trois kilomètres, de l'interféromètre Virgo, près de Pise, en Italie. Des faisceaux laser sous vide parcourent l'interféromètre, le passage d'une onde gravitationnelle devrait allonger ou raccourcir le temps de parcours de la lumière. Jusqu'à ce jour, la sensibilité de Virgo, ou de ses deux jumeaux, Ligo, aux Etats-Unis, n'a pas permis de détecter les ondes gravitationnelles. Photo S.Brunier.

Les physiciens tentent de détecter les ondes gravitationnelles depuis un demi siècle. Ici, l’un des deux bras, longs de trois kilomètres, de l’interféromètre Virgo, près de Pise, en Italie. Des faisceaux laser sous vide parcourent l’interféromètre, le passage d’une onde gravitationnelle devrait allonger ou raccourcir le temps de parcours de la lumière. Jusqu’à ce jour, la sensibilité de Virgo, ou de ses deux jumeaux, Ligo, aux Etats-Unis, n’a pas permis de détecter les ondes gravitationnelles. Photo S.Brunier.

On comprend qu’Albert Einstein n’ait jamais cru en leur détection… Deux instruments principaux tentent, actuellement, de détecter les ondes gravitationnelles : l’interféromètre Virgo, en Italie, et le double interféromètre Ligo, aux Etats-Unis. Dans ces interféromètres circulent des rayons laser ; ces instruments sous vide étant isolés de façon quasi parfaite, le passage d’une onde gravitationnelle dans les faisceaux – qui mesurent plusieurs kilomètres ! – devraient changer leur dimension et la rendre détectable. Il n’en est rien : Virgo et Ligo sont tellement sensibles que les vagues qui frappent la côte, le passage de camions au loin, le mouvement des arbres des forêts, les rumeurs de la Terre créent un bruit de fond qui noie l’éventuelle onde gravitationnelle, émise par une supernova, un trou noir, un couple d’étoiles…
Virgo et Ligo sont actuellement en cours de modernisation, et seront, peut-être, aptes à capter enfin une onde gravitationnelle dans quelques années…
Mais, les physiciens rêvent déjà d’un détecteur d’ondes gravitationnelles bien plus efficace et puissant, qui serait installé dans l’espace…
Ils en rêvent même depuis longtemps… On évoque cette mission spatiale depuis les années 1990 et elle sera peut-être lancée dans les années 2030…
Le challenge technique est vertigineux. Prévue pour 2034, ELISA (Evolved Laser Interferometer Space Antenna), une mission européenne à plus de un milliard d’euros, serait constituée de trois satellites, situés à un million de kilomètres les uns des autres. Cet immense triangle virtuel serait dessiné par les lasers reliant les satellites les uns aux autres. Un système d’une vertigineuse sensibilité devra assurer que la distance entre les trois satellites en orbite solaire demeure invariante, quelles que soient les perturbations extérieures : vent solaire, perturbations gravitationnelles diverses, vibrations mécaniques, etc… Pour cela, chaque satellite entourera littéralement, sans les toucher, les miroirs réfléchissant les lasers et s’assureront qu’ils sont en perpétuelle chute libre dans l’espace-temps courbe du Soleil.
Un défi technologique que l’Agence spatiale européenne relèvera seule, après le retrait de la Nasa de l’ancien projet LISA. Mais avant de lancer ELISA, les ingénieurs et scientifiques européens veulent s’assurer que cette mission de science-fiction est réalisable techniquement…
Et c’est donc pour cela que le satellite Lisa Pathfinder a été lancé cette nuit par une fusée européenne Véga, et qu’il se dirige maintenant vers le point de Lagrange L 1, une orbite solaire située à 1,5 million de kilomètres de la Terre. Lisa Pathfinder est un satellite technologique, il n’est pas conçu pour faire la moindre découverte, a fortiori détecter des ondes gravitationnelles. Ce satellite va tester les solutions choisies par les scientifiques pour ELISA…

Lisa Pathfinder est un démonstrateur technologique. Dans le satellite, deux cubes d'or et de platine, des masses tests, flottent librement dans l'espace, en orbite solaire. Un faisceau laser mesure continûment leur distance respective. Ces tests sont destinés à valider les technologies choisies pour la future mission Elisa. Illustration ESA.

Lisa Pathfinder est un démonstrateur technologique. Dans le satellite, deux cubes d’or et de platine, des masses tests, flottent librement dans l’espace, en orbite solaire. Un faisceau laser mesure continûment leur distance respective. Ces tests sont destinés à valider les technologies choisies pour la future mission Elisa. Illustration ESA.

Lisa Pathfinder abrite deux petits cubes faits d’or et de platine, qui « flottent » dans des cavités distantes de 38 cm. Un système ultra-précis de micro-propulsion contrera le vent solaire, afin de maintenir les deux cubes sur une orbite constante. Par ailleurs, le système mesurant par laser la distance entre ces deux cubes devrait être assez sensible pour détecter des variations de l’ordre de 10 à 100 picomètres, telles que celles qui pourront être mesurées par ELISA au passage d’une onde gravitationnelle.
Quelque part dans une lointaine galaxie, il y a des dizaines de millions d’années, deux étoiles ont fusionné, un trou noir s’est formé, ou a absorbé une étoile. Depuis, des ondes spatio-temporelles s’étendent, comme les rides dans un lac aux eaux calmes. Bientôt, elle atteindront les rivages terrestres et, sans la voir, traverseront notre planète.
Détecter les ondes gravitationnelles n’est pas seulement un défi de physicien désireux de valider et étudier la relativité générale. Les détecteurs d’ondes gravitationnelles seront aussi, si ils fonctionnent un jour, de véritables télescopes. Ces « télescopes gravitationnels » permettront aux astronomes de mieux comprendre les événements les plus violents de l’Univers et les astres les plus étranges qu’il contient. Plus : les cosmologistes rêvent, un jour, de pouvoir détecter les ondes gravitationnelles émises lors du big bang, il y a 13,7 milliards d’années.
Une longue veille a débuté, voici un demi siècle. Quand seront enregistrées les premières rides de l’espace-temps ? Einstein sera t-il démenti bientôt ?

Serge Brunier