Eloge de la déconnexion… temporaire

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Vous évoquez un mouvement vers la déconnexion. Quels en sont les signes selon vous ?

Dans les enquêtes d’opinion, le rapport aux nouvelles technologies est en train d’évoluer. Les temps ont changé depuis les débuts d’Internet où l’on célébrait la Toile, et même par rapport aux débuts des réseaux sociaux où l’on voulait être ami avec le monde entier. Avec la généralisation des smartphones et des tablettes que l’on emporte partout, le développement de la connexion s’est accéléré. Pour beaucoup, elle est devenue permanente, et l’on constate parallèlement l’émergence, dans les pays développés, d’une demande de régulation, sauf à devenir hypnotiques ou dépendants. Dans une étude menée sur les comportements de personnes plutôt technophiles, en 2012, 30% d’entre elles reconnaissaient avoir souvent envie d’éteindre leurs appareils technologiques, en France, en Suède, au Royaume Uni et au Japon.

Comment expliquer ce phénomène ?

On commence à percevoir le retentissement sur le bien-être et la santé de la connexion permanente. Des personnes décrivent un sentiment de malaise lorsqu’elles n’ont pas relevé leurs emails ou consulté leur fil Twitter depuis un certain temps. Pour certains, le fait de recevoir un message influe sur l’humeur. Dans l’entreprise, des études ont montré que des salariés sollicités en permanence sont moins efficaces que ceux qui débranchent régulièrement. A l’extrême, quelques-uns vivent une véritable situation de burn out, comme le blogueur Thierry Crouzet qui s’est littéralement effondré et l’a raconté dans un livre ( J’ai débranché, Fayard 2011)

Le phénomène ne concerne-t-il qu’une minorité de personnes hyper connectées du fait de leur métier ?

Certes il touche plus souvent les professionnels qui doivent rester connectés et réagir vite. Mais pour les autres aussi, il existe une gêne, un impact, même si les conséquences sont moins graves. Année après année, les Français nous disent qu’ils ont l’impression de passer de moins en moins de temps avec les autres, alors que les nouvelles technologies sont censées leur faire gagner du temps. Par ailleurs, la connexion permanente est en train de se généraliser. Le smartphone remplace progressivement le téléphone portable classique. Aujourd’hui une personne sur deux en possède un en France.

Justement, parler de déconnexion alors que les ventes de smartphones explosent, n’est-ce pas regarder en arrière et refuser le progrès ?

Il ne fait aucun doute que la connexion représente un progrès pour l’humanité. Internet et les réseaux sociaux sont devenus des outils indispensables à l’exercice des droits du citoyen comme l’a résumé Hillary Clinton en affirmant en 2010 que « la liberté de se connecter est un droit de l’homme ». Il ne s’agit pas de revenir en arrière car il est devenu difficile de vivre hors de toute connexion. Un journaliste américain, Paul Miller, en a fait l’expérience pendant un an et son bilan est mitigé : il s’est remis à lire, a retrouvé du temps pour des taches oubliées mais il a aussi perdu contact avec de nombreuses personnes. Le défi n’est pas de tout arrêter mais bien d’établir avec la connexion un rapport de juste distance. En décidant par exemple de prendre un peu de temps chaque semaine sans connexion, ou bien en éteignant systématiquement son portable quand on voit des amis ou organise une réunion de travail…

Pour vous, cette démarche est quasiment d’ordre spirituel. Que voulez-vous dire ?

Au XVIIe siècle, on pratiquait la retraite spirituelle, on se retirait régulièrement de la vie mondaine pour se remettre en contact avec Dieu et préparer son salut. Aujourd’hui, ce besoin de retraite est de nouveau important, qu’on soit religieux ou pas. Les nouveaux outils de communication sacralisent l’actualité immédiate, la réaction rapide et laissent de moins en moins de temps à la prise de distance et à la réflexion. En débranchant pour une durée plus ou moins longue, on remet en perspective l’instant présent, on prend du recul pour se reconnecter à sa vérité essentielle.

N’est-ce pas un luxe dans une société qui traverse une crise économique majeure ?

Il est vrai qu’en restant connecté, on a le sentiment de préserver son travail, sa position, dans un monde qui s’accélère, une économie en crise, des tensions accrues pour les mêmes performances. Nous vivons dans une société inquiète, qui a peur de l’avenir, et où s’est installée la peur de rater quelque chose. Il existe aujourd’hui l’idée diffuse que si je veille, il ne pourra rien m’arriver, je ne raterai rien, ni une information, ni un client potentiel. Or, c’est le contraire qui se produit. C’est en se mobilisant constamment que l’on est fragilisé : on en vient à perdre pied avec le présent et avec soi-même, on ne sait plus très bien qui l’on est. D’ailleurs, certains plongent dans le flux technologique pour combler un vide et oublier les questions essentielles.

Face à la pression économique et technologique, la seule volonté individuelle peut-elle suffire pour réguler le flux permanent ?

Le combat est difficile, d’autant qu’il existe des intérêts économiques puissants en faveur de l’hyper-connexion. En outre, même si l’ont voit des syndicats ou des entreprises commencer à réfléchir à l’encadrement de l’accès aux messageries professionnelles, la régulation peine à venir d’en haut car les autorités sont en crise. L’évolution vient plutôt de l’opinion qui a changé. Les gens n’adhèrent plus à l’idée que le progrès technologique entraînerait automatiquement un progrès social, comme dans les années 70. Ils savent qu’une avancée technologique n’est pas nécessairement positive pour la société.

Dans les années 90, on a vu l’émergence du mouvement slow (lent), qui répondait à un sentiment de perte de repères lié à l’accélération du rythme de vie. Il s’agissait de privilégier les repas partagés en opposition à la restauration rapide, afin de retrouver le goût des aliments et du vivre ensemble. Puis le concept du « slow » s’est élargi aux villes sans voiture. Le mouvement de déconnexion s’inscrit dans la même démarche : quand on ne prend pas son portable en passant à table, en famille ou entre amis, on privilégie le contact réel au détriment de la connexion. On retrouve la même dimension hédoniste, voire spirituelle : ralentir pour retrouver le sens de sa vie.