Déconfinons notre créativité !

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Olivier Auroy nous avait prévenu : « La créativité en captivité est un de mes sujets de prédilection ! » L’homme, il faut le souligner d’emblée, est un être peu banal : il est en effet onomaturge. Souffrirait-il d’une affection invalidante qui le contraint à s’exprimer exclusivement par onomatopées, une tare méconnue qui amoindrit considérablement le plaisir d’une conversation avec lui ? « Vous n’y êtes pas du tout. Un onomaturge est quelqu’un qui fabrique des mots, un créateur de noms. Et c’est même un métier ! » Ce jour-là, Olivier Auroy, cantonné à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines) pour cause de crise sanitaire, se livre précisément à son exercice privilégié : façonner des verbes, forger des vocables, nommer les mystères qui l’entourent.


« Je n’ai pas encore trouvé de nom pour désigner le fait d’applaudir les soignants à nos fenêtres… Peut-on parler de “médicâliner” ? Je réfléchis encore… » On l’imagine aisément attaché par la cheville à son thésaurus, la plume grattant le papier jauni, baptisant de sa sueur des mots sur les fonts baptismaux de son écritoire. Parmi ses inventions, quelques trouvailles de joli calibre : le « fouting » (« faire son jogging malgré la consigne »), « éducaptif » (« piégé par la reprise prématurée des cours »), « se promiscuiter » (« se saouler en petit comité dans un espace réduit ») ou encore « psycho-pâte », nom masculin désignant un « serial stockeur » de féculents…


Joyeuse ébullition


Onomaturge depuis un quart de siècle, œuvrant pour des marques de vêtements pour enfants ou de parfums, Olivier Auroy a eu le désir, au début du confinement, de disséminer ses mots-valises sur les réseaux sociaux Twitter et Linkedin. Des graines de sémantique qui ont germé dans un lexique pandémique, le Dicorona. « Tous nos gestes, tous nos actes sont aujourd’hui perçus au travers du prisme du Covid-19 : ce que nous mangeons, la façon dont nous nous déplaçons, notre rapport au travail, nos relations… Or, nous sommes dépourvus de noms pour décrire ces situations et comportements inédits. » Olivier Auroy, auteur de plusieurs romans, s’est appliqué à la tâche, soutenu par un goût des mots qui doit énormément à l’atavisme : « L’un de mes grands-pères, à la fin de sa vie, champion de Scrabble, ne supportait pas de faire moins de 300 points dans une partie. C’était obsessionnel. Et l’autre, mort à 107 ans, était un passionné de mots croisés. »


Le confinement, en nous imposant ses contraintes, a certainement suscité une effervescence créatrice !

– Olivier Auroy, onomaturge (qu’est-ce que c’est ? La réponse est dans l’article)


Le confinement a-t-il stimulé la créativité de l’onomaturge ? « Tous les artistes savent que la créativité consiste précisément à s’exprimer pour se libérer d’un cadre strict, pour contourner des règles, s’extraire d’un carcan. Elton John a souvent expliqué qu’il ne serait jamais devenu une pop-star s’il n’avait pas grandi dans la banlieue londonienne de Pinner, où il s’est beaucoup ennuyé. En ce sens, le confinement, en nous imposant ses contraintes, a certainement suscité une effervescence créatrice ! » Vidéastes amateurs, diaristes de circonstance (espérons que les éditeurs nous épargneront la propagation des journaux de confinement dans les librairies !), photographes improvisés, humoristes fortuits (pour le meilleur et pour le pire), musiciens incorrigibles… chacun de nous a pu constater, parfois subir, cette joyeuse ébullition. Et participer à l’un de ces défis créatifs qui ont fleuri sur les réseaux sociaux : reproduire chez soi des tableaux (un défi lancé par le Getty Museum de Los Angeles), empiler des livres pour former un poème avec les titres imprimés sur les tranches – « Les Doigts dans le nez / Mange et tais-toi ! », par exemple (oui, nous avons relu les San-Antonio de Frédéric Dard durant le confinement)…


« Ce bouillonnement me paraît compréhensible, les gens ont eu très vite besoin de s’accorder des pauses récréatives », explique Matthieu Viellot, initiateur d’une plateforme numérique solidaire et participative (sans-sortir.com), lancée avec l’association les Collecteurs, à Niort (Deux-Sèvres). « Si notre priorité est de recréer du lien à l’échelon local, en diffusant des informations de proximité, nous avons mis en place un mur d’expression libre et des défis créatifs, où chacun peut exposer ses oeuvres », précise ce trentenaire, directeur artistique dans la communication virtuelle. Cette « galerie d’art entre voisins » rassemble des dessins, des photos, mais aussi des aphorismes (« En mai, rêve ce qu’il te plaît »), des poèmes… « La créativité ne s’exprime pas seulement dans l’art, mais également dans la vie quotidienne : des couturières ont partagé des patrons de masques, des profs de gym ou de yoga ont inventé des exercices à pratiquer à la maison. L’imagination nous a aidés à supporter le confinement. »


Intuitions foudroyantes


Ce jaillissement d’idées nouvelles et cette irruption de la créativité – « De l’intelligence qui s’amuse », selon Albert Einstein – ne surprennent pas Guy Parmentier. Chercheur dans le domaine des phénomènes de créativité, maître de conférences en sciences de gestion à l’école universitaire de management Grenoble IAE, à l’université Grenoble-Alpes, il rappelle que cette aptitude, trop souvent considérée comme l’apanage des grands esprits, est intrinsèque à la nature humaine. « Il suffit d’observer les bébés et les enfants dans leurs explorations quotidiennes. Cette capacité naturelle s’assagit avec les années, elle est ensuite bridée par l’éducation, elle se tempère avec les échecs. On a tendance à la confiner dans un espace restreint, mais cette capacité à aller au-delà du monde, à imaginer le futur et à surmonter les problèmes qui se posent est un phénomène inhérent à toute société. »


Sans être traversés, chaque jour, par des « idées de rupture », des intuitions foudroyantes qui révolutionnent le monde, nous sommes tous créatifs. Isaac Newton, rappelons-le, a posé les bases de la loi de la gravitation universelle durant l’épidémie de peste noire qui a sévi en Angleterre en 1665 et 1666, confiné dans la demeure familiale…


La crise du Covid-19 est favorable à la créativité, en créant un sentiment d’urgence.

– Guy Parmentier, chercheur dans le domaine des phénomènes de créativité


Mais on peut tout aussi bien faire preuve de créativité en sortant une tarte aux pommes du four ! Dans leur ouvrage la Confiance créative (Interéditions, 2016), les frères Tom et David Kelley, spécialistes de l’innovation, ont rappelé que le manque de créativité était lié à l’absence de confiance en soi. La créativité, comme un muscle, se renforce par l’expérience, s’entretient par le travail. « Dans ce domaine, la crise du Covid-19 est favorable à la créativité, en créant un sentiment d’urgence », analyse Guy Parmentier, également contributeur du site The Conversation, qui propose du contenu issu du milieu universitaire. « Elle a été un formidable activateur. Face à l’urgence, il a fallu s’impliquer pleinement dans la résolution de problèmes nouveaux, agir sous la contrainte d’une situation exceptionnelle, mais une contrainte qui ne doit pas décourager ou paralyser. La motivation est à la base de la créativité. »


L’un des exemples les plus singuliers, non pas dans l’univers artistique, mais dans le domaine industriel, provient d’Italie. Confronté à une urgence – la pénurie d’équipements dans les hôpitaux –, l’institut de recherche Isinnova a transformé des masques de plongée de la grande distribution en respirateurs pour les établissements hospitaliers, en concevant et fabriquant à l’aide d’une imprimante 3D un tube de raccordement. « Toutes les inventions naissent de ce genre de télescopage entre des univers éloignés. Ces associations sont au cœur de la créativité. Parfois, un hasard heureux joue un rôle, et permet une découverte inattendue, c’est ce qu’on appelle la “sérendipité”. » Poser les « bons problèmes », imaginer de nouvelles associations, échapper aux « cadres de pensée dominants » : la crise du Covid-19 a pu fournir un contexte favorable à la créativité. « Mais le confinement peut aussi avoir des effets néfastes sur l’imagination, insiste le chercheur. Pour créer, il faut pratiquer d’autres activités, se promener, s’aérer… L’esprit travaille en arrière-plan. Le mathématicien Henri Poincaré a relaté ce processus, fait de préparation préliminaire, d’incubation… De nombreuses études scientifiques ont montré que la créativité dépendait du travail inconscient qui s’opère dans notre cerveau. »


Vertus de la torpeur


Pour autant, cette vitalité créatrice, si elle nous a soutenus durant le confinement, pourra-t-elle perdurer ? À l’œuvre dans les domaines de l’art, de l’innovation industrielle ou de la vie quotidienne, pourra-t-elle nous aider à mieux vivre la période d’un déconfinement incertain et progressif ? « Je pense que certains éléments resteront. Des idées étaient en germe. La crise a révélé de nouvelles formes de solidarité, des collectifs de voisins, des collaborations nées hors des cadres traditionnels. Elle a démontré l’efficacité du travail en groupe, ou d’une “socialisation des idées” : les idées s’enrichissent les unes les autres. Je pense par exemple à cette société polonaise, Urbicum, qui a développé un respirateur open source (disponible pour tous) à imprimer en 3D. Il y a là des pistes à explorer pour l’avenir », soutient Guy Parmentier.


L’ennui nous aide à réagir, il permet une sorte de divagation intellectuelle qui peut aboutir à ce fameux eurêka !

– Sylvie Chokron, neuropsychologue


Pour certains d’entre nous, la crise sanitaire et le confinement ont pu provoquer une prise de conscience. Révéler un potentiel créatif. « Ressentir l’ennui et se confronter à la contrainte sont les conditions qui permettent de créer. L’ennui a une fonction adaptative, il nous aide à réagir, à réorienter nos buts. Il permet une sorte de divagation intellectuelle, de vagabondage mental, qui peut aboutir à ce fameux eurêka ! », explique Sylvie Chokron, neuropsychologue, directrice de recherches au CNRS, qui œuvre au laboratoire de psychologie de la perception de l’université Paris-Descartes et dirige l’unité vision et cognition de l’Hôpital-Fondation Rothschild. Signataire d’une carte blanche dans Le Monde sur l’ennui au secours de notre créativité, elle insiste toutefois pour relativiser les vertus de la torpeur et les bienfaits d’un confinement qui nous métamorphoserait tous en créateurs radieux : « Il est très difficile de déterminer quels ont été les facteurs déclenchant cette inventivité. Est-elle due au contexte d’une situation inédite, à une angoisse énorme, à un besoin de se désinhiber, à une combinaison de tous ces éléments ? »


La science le confirme


Et s’il est vrai que, aiguillonné par l’ennui, notre esprit peut rêvasser, dériver vers des territoires mentaux enchanteurs, cette « explosion de créativité » est loin d’être partagée par tous. N’est-elle pas l’expression d’une situation privilégiée ? « Beaucoup d’entre nous ont subi la crise de plein fouet. Je pense aux personnes seules, à celles qui ont été mises au chômage, à celles qui ont dû vivre dans des conditions psychologiques ou matérielles insupportables… Une partie de la population n’a pas été dans cet élan de la créativité et cette énergie débordante. » Si elle redoute une décompensation, des effondrements individuels, Sylvie Chokron veut croire à la persistance de quelques leçons apprises : « Stoppés brusquement dans leurs mouvements incessants, nous avons sans doute pris conscience de la vacuité de certains comportements. La période de confinement a été suffisamment longue pour ancrer de nouvelles façons de penser et de faire. » La créativité, dans ce domaine, pourrait être une réponse à ces inquiétudes. Une exigence illustrée à merveille par cette phrase d’Albert Einstein : « La créativité est contagieuse, faites-la tourner. »


L’ennui et la répétition de tâches rébarbatives sont propices à la créativité. Chercheuses en psychologie de l’université du Lancashire central, les Britanniques Sandi Mann et Rebekah Cadman l’ont démontré lors d’une expérience effectuée en 2012. Après avoir demandé à 40 personnes de recopier un annuaire pendant un quart d’heure, elles les ont incitées à s’atteler à une activité plus créative (utiliser des tasses de différentes manières). Il s’est avéré que ces personnes étaient plus créatives que des individus qui n’avaient pas été soumis à l’exercice de l’annuaire. Dans d’autres études, effectuées en 2014 à l’université de Pennsylvanie par Karen Gasper et Brianna Middlewood, des cobayes ont trouvé des associations de mots beaucoup plus imaginatives après avoir été soumis à des activités inintéressantes, lecture d’annuaire ou projection de film ennuyeux !


Le Dicorona d’Olivier Auroy est consultable sur Linkedin et Twitter : @olivierauroy