Dominique Marmier : “Le lien social est capital”

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Comment les territoires ruraux traversent-ils le confinement ?


La crise que nous traversons met en évidence la nécessité de mieux aménager le territoire, de décentraliser les agglomérations, de réinvestir le rural et le périurbain. L’école dématérialisée a des limites, du fait des zones blanches et parce que 30 à 40 % de foyers ne sont pas équipés. Le problème de l’illectronisme est réel dans nos territoires. L’urgence principale est la couverture numérique haut débit, afin de pouvoir télécharger un document, participer à une visioconférence, etc. La fracture territoriale est une injustice sociale qui a généré la révolte des « gilets jaunes », ne l’oublions pas. Le rural est un territoire d’avenir, à condition d’accélérer ce processus de dynamisation qui repose sur l’école, la santé et le travail à distance.


Face au confinement, les petites épiceries partent en campagne


Le gouvernement a annoncé qu’aucune classe ne serait fermée sans l’accord du maire, pour les communes de moins de 5.000 habitants. Un espoir ?


Dans nos territoires, certains élèves de CP ou de CE1 habitent à une heure de transport de leur école ! L’offre du service public, quel qu’il soit, doit être à moins de 30 minutes. L’école est une priorité, puisqu’elle donne accès à l’éducation, mais aussi à tout le périscolaire – modes de garde, accueil de loisir, etc. –, qui contribuent au développement de l’enfant et du citoyen de demain.


Dans l’Aisne rurale, les décrocheurs scolaires retrouvent le nord


La crise a aussi suscité un bel élan de solidarité…


Cette crise a multiplié les partenariats entre l’école, les parents, les collectivités, la caisse d’allocations familiales, les entreprises privées comme certaines crèches. L’État étant lointain, nous avons uni nos forces sur le terrain. Souvent, la réponse la plus adaptée vient des acteurs locaux, qui conjuguent réactivité, force et souplesse. Le tissu associatif aura toute sa place dans la reconstruction, notamment pour l’animation de proximité. Or, beaucoup d’associations, faute de trésorerie, risquent d’être fragilisées, voire de disparaître. Familles rurales expérimente déjà la création de « tiers lieux » adaptés aux besoins : espaces de coworking, crèche, aide à l’emploi, etc. Le lien social est capital. Il ne faudrait pas qu’à la crise sanitaire s’ajoute une crise sociale puis politique.

Dans un foyer de l’Aide sociale à l’enfance, loin de la classe, loin des parents

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« Est-ce que le COD est placé avant l’auxiliaire ? » Un stylo à la main, Inès (certains prénoms ont été modifiés) est assise devant une feuille de classeur sur laquelle elle a copié une dictée. « J’aime pas trop le français », reconnaît timidement cette élève de CM2 aux cheveux longs attachés en queue de cheval. « Pourtant tu as fait des progrès, encourage Sophie, installée à ses côtés. Simplement, tu ne peux pas écrire la terminaison du participe passé “au feeling”, comme tu dis : il faut réfléchir. » Gants bleus, masque blanc d’où dépassent des pendentifs moutarde, cette jeune assistante sociale s’est portée volontaire pour l’aide aux devoirs dans le contexte de la pandémie. Comme elle, plus de 200 membres du personnel du département de Saône-et-Loire ont accepté de venir en soutien dans les établissements de la protection de l’enfance ou en Éhpad.


Trouver des ordinateurs


La Cité de l’amitié, maison d’enfants à caractère social située à Blanzy, près de Montceau-les-Mines, accueille habituellement une trentaine d’enfants âgés de 5 à 18 ans, envoyés par l’Aide sociale à l’enfance (Ase) pour différentes raisons : carence éducative, maltraitance, troubles psychiques des parents ou des enfants. Dans le cadre du confinement, certains enfants sont retournés chez leurs parents, d’après une liste soumise à l’Ase et aux juges. Un soutien téléphonique a été instauré, quotidien ou bi-hebdomadaire, selon les situations. « Pour diminuer les risques de contamination, nous avons limité les va-et-vient, explique Audrey Kamzol, adjointe du directeur. Les droits de visite et d’hébergement ont été suspendus le temps du confinement. »


Déconfinement des écoliers : “Le jour d’après se construit dès aujourd’hui”


L’adjointe jette un coup d’œil par la fenêtre. Une fratrie doit revenir aujourd’hui, décision prise d’un commun accord avec tous les acteurs, après un mois de confinement familial devenu trop pénible. Pour éviter de propager le virus, les trois enfants sont restés 14 jours dans un gîte loué pour l’occasion. En l’absence de symptômes, ils peuvent réintégrer la structure, ce qui portera à 20 son effectif. Haut comme trois pommes, un bout de chou entre dans le bâtiment ; le masque passé derrière les oreilles lui tombe sur le menton. Sur son passage, la responsable le lui remet doucement. « On leur demande de porter un masque toute la journée, ce n’est pas facile », commente-t-elle.


Ma maman me manqueJe ne l’ai pas vue depuis le début du confinement. – Théo, 9 ans


Tous les enfants sont scolarisés dans la région, de la maternelle au lycée, ainsi qu’en lycée professionnel, institut médico-éducatif, unité localisée pour l’inclusion scolaire (Ulis) ou centre de formation. Problème : la structure ne disposait que de trois ordinateurs – réservés aux éducateurs –, avec un branchement en réseau, et, pour les enfants, d’un portable et d’un PC munis de contrôles parentaux. « Nous avons débloqué 10.000€ pour équiper les structures relevant de la protection de l’enfance et commandé 100 ordinateurs reconditionnés par une entreprise de l’économie sociale et solidaire de Gueugnon », précise Marie-Thérèse Frizot, vice-présidente du département de Saône-et-Loire, chargée de l’enfance et de la famille. Quatre écrans sont ainsi arrivés à la Cité de l’Amitié. « Ils sont utiles pour la continuité pédagogique, mais aussi d’un point de vue humain pour garder le lien avec les familles », complète l’élue.


Cahier de textes numérique


« Ma maman me manque, lâche en effet Théo. Je ne l’ai pas vue depuis le début du confinement. » Il garde le contact par téléphone ou par visioconférence – « C’est mieux par Skype, comme ça je peux la voir », poursuit-il, tandis que ses yeux pétillent. Ce garçon vif et avenant n’est pas prêt d’oublier son anniversaire confiné : il a eu 9 ans la semaine dernière. Sa mère a réussi à lui faire parvenir des Playmobil en cadeau. 


En classe avec des enfants différents


Toute de rose vêtue, Nala, qui porte des chaussons licorne, confirme : « Le truc qui m’a pas beaucoup plu, c’était de pas voir mes parents. Mais on s’est vu par Skype, j’ai vu mon chat Garfield qui a des yeux verts et j’ai entendu ma chienne aboyer. J’ai hâte de la revoir. » La fillette scolarisée en Ulis entortille une mèche de ses cheveux en bataille autour de son index et poursuit, intarissable : « La maîtresse explique bien ; toute la classe c’est mes amis. » Il lui tarde de reprendre son bus le matin pour les retrouver.


Théo s’installe, épaulé par un éducateur, dans le bureau exigu où ont été installés trois ordinateurs. « Comment on allume déjà ? Je crois qu’il faut aller là, sur la maison, ou bien sur l’étoile. » À tour de rôle, chacun se connecte sur le cahier de textes numérique de son établissement, pour obtenir leçons et exercices. Son travail terminé, le petit aux yeux bleus s’empare d’une feuille et crayonne un animal de son invention. « J’aime bien dessiner. Ça c’est un jeu de société que j’ai inventé », confie-t-il avant de glisser son trésor dans le casier à son nom.


Continuité pédagogique


La continuité pédagogique suppose toute une logistique d’impression et de distribution, a fortiori en collectif. Pour renvoyer les copies, Romain a téléchargé une application qui convertit une photo en document PDF : « Cela nous permet d’envoyer le flot de copies quotidien avec un minimum de manipulation », explique cet éducateur. À lui seul, Noé, scolarisé en CE1, en reçoit au moins six par jour. Casquette rouge sur la tête, il sort de la pochette orange l’épais dossier qui contient tout son travail scolaire. « Il a eu beaucoup de travail, comparé à d’autres », relève son éducateur. « L’écriture, c’est un peu compliqué, soupire l’enfant qui porte des lunettes et aimerait devenir joueur de foot ou militaire. Et j’aime pas du tout les maths. » Il tient à ce que son âne en plastique, offert par son frère, apparaisse sur les photos.


Le centre des Scouts et Guides de France de Jambville ouvre ses portes à des jeunes en difficulté


La structure a gardé le rythme : travail toute la matinée dès 9h30, prolongé l’après-midi pour ceux qui en ont besoin. « Ils gardent en mémoire qu’on n’est pas en vacances », précise Romain. Une gageure pour la plupart des familles. Installée sur le canapé de la salle de jeux avec deux autres jeunes filles, Océane a aussi bénéficié du soutien scolaire. « On a beaucoup de devoirs, relève cette élève de 4e. Le plus difficile pour moi, c’est les maths, avec les nombres décimaux. Je ne comprends pas toujours les vidéos sur Youtube. » L’aide personnalisée a évité à la collégienne de décrocher. Pour l’heure, c’est la récré : elles trient des centaines de perles à l’aide d’une pince à épiler. « On fait des animaux ; c’est ma tata qui m’a offert un livre dessus. » D’autres jouent dans la cour.


Ils gardent en mémoire qu’on n’est pas en vacances. – Romain, éducateur


« Est-ce que mes frères sont là ? », lance une fillette sur le seuil de la salle commune. Sur une réponse négative, elle repart en courant dehors. Raphaël, lui, dispose d’un ordinateur portable. Ce bon élève en 1re générale, à dominante scientifique, appartient à la première promotion du nouveau bac et attend une hypothétique reprise en juin. « On a bien avancé dans le programme ; j’ai pas l’impression d’avoir pris du retard », estime ce jeune de 16 ans et demi à la moustache naissante. Ses professeurs ont donné cours par vidéo. 


Contre les inégalités, huit mesures pour changer la donne 


« Quand je comprends pas, je demande à deux ou trois potes par Discord (un logiciel de communication par Internet, ndlr). Pour un, c’est difficile, il décroche. Il préfère avoir les profs. Mais quand on aura repris, ce sera bon pour lui. » Il ferme son ordinateur et se lève. Raphaël n’a pas encore tous les textes pour l’oral de français, pourtant il n’appréhende pas : « C’est difficile d’évaluer notre niveau, mais il y aura de l’indulgence. » Une évidence qui éviterait d’aggraver les inégalités, surtout celles qui touchent à l’enfance.