Un menu aux petits oignons pour l’insertion

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Tous les ans, le millésime des toques étoilées secoue les cuisines de l’Hexagone et permet aux fines bouches de disséquer les « plats signatures » des nouveaux élus. Mais dans la cuisine du centre Atalante, au pied des tours brestoises du quartier de Pontanézen, Mirela, 57 ans, a d’autres chats à fouetter. Et surtout, la cuisson de ses légumes à surveiller dans le profond et large faitout en inox posé sur un trépied. Fardane, 41 ans, elle, se presse pour lustrer le plan de travail et appliquer le protocole d’hygiène qui lui a été enseigné quelques semaines plus tôt par un intervenant.


Il est 8 heures, les deux femmes s’activent depuis deux heures et ressentent déjà l’angoisse du coup de feu de midi. Bientôt, elles seront rejointes par Sonia, 25 ans, la fille de Mirela. Tsega, Fatima, Carla et Charlotte compléteront l’équipe. Elles ajusteront leur tablier, ramasseront les quelques mèches de cheveux rebelles sous le calot en papier et, après s’être…

“Nos enfants sont des Martiens”

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Charles est brillant. Il ne fait pas de concessions. Il a repéré très vite les fragilités, et donc le manque de légitimité, à ses yeux, de ses supérieurs hiérarchiques, immédiats responsables de la grande entreprise dans laquelle il fait ses premiers pas. La génération d’avant, il la connaît, celle de ses parents qui, selon lui, sont faillibles. Il n’a pas confiance, préfère tout construire lui-même et le fait plutôt bien, non sans quelques angoisses. Il fait partie de cette génération arrivant en notre monde qui n’est plus celui de l’héritage et se révèle sans cesse en mouvement.


Souvent sans racines


Cette génération qui se cherche est quand même héritière, puisque les strates déposées par les générations précédentes sont bien là, accumulées sous ses pieds, mais elles sont invisibles et innommées. Elle avance sur Terre et la découvre comme si elle était nouvelle. Elle est exigeante d’expérience et sans illusion vis-à-vis de ce qu’il reste de ses éducateurs. Curieuse, inventive, souple, fluide et souvent sans racines. Elle entre aussi en rage quand on ne lui répond pas. Je l’affirme de temps à autre à ceux qui sont responsables d’institutions éducatives, aux enseignants, aux parents : nos enfants sont des Martiens, et, au fond, nous les avons souhaités comme tels. Parce que justement nous ne nous sommes pas beaucoup positionnés face à eux. Ils sont lucides et, pour certains d’entre eux, immatures. Et pas vraiment naïfs.


Ils attendent beaucoup de ce qui pourrait leur être donné. Il m’arrive ainsi de rencontrer, d’écouter des trentenaires qui s’engouffrent avec passion et sans recul dans une vocation religieuse, impatients de brûler le temps et de s’engager plus avant, et pris de vertiges devant le manque de souplesse, l’incompréhension de ceux qui sont censés les accompagner, qui n’y comprennent rien et sont dépassés. Désireux d’avancer très vite et peu conscients que le temps et la patience sont aussi nécessaires. C’est vrai pour la vocation religieuse, mais c’est vrai aussi pour l’engagement amoureux, pour la reconnaissance professionnelle : le monde ne peut pas, ne doit pas, les faire attendre. Ils sont pressés d’être reconnus, de donner un sens à leur trajectoire, à la zone du monde qui s’offre à eux. Et tout peut, du jour au lendemain, s’effondrer. Rien n’est jamais gagné.


Aider à fonder une liberté


Les générations précédentes – la mienne par exemple, ou celles d’avant – abordaient l’âge adulte comme un territoire déjà construit dans lequel il fallait apprendre les usages, puis éventuellement les transformer. La révolte parfois surgissait face à un déjà-là somme toute rassurant. Dorénavant, les jeunes abordent ce temps d’une tout autre manière : le sens n’est pas donné, tout est à construire. Du moins le vivent-ils ainsi. Ils ont chacun à leur disposition un morceau de territoire, une partie d’une zone en friche qu’il s’agit de conquérir et de faire exister. À nous de les aider à percevoir que tout n’est pas à conquérir, qu’il existe des endroits du monde où l’on peut se reposer et où l’on serait accueilli par d’autres qui les guideraient.


Au fond, cette ambiance, c’est nous qui la créons, et il ne tient qu’à nous de recommencer à accompagner, de les aider à fonder une liberté qui ne se créerait pas complètement elle-même. « Des héritiers sans testament » : cette belle expression de René Char résume bien la condition contemporaine. Les héritiers sont là et ils attendent. Il ne s’agit pas de réinventer un univers de la tradition de toute façon évanoui, mais de stabiliser des parties du monde en les rendant habitables. Et surtout d’oser vraiment exister face à eux, sans se dérober, mais aussi sans livrer simplement des codes formels. Ils décèlent ainsi très vite les failles des responsables qui évitent de se positionner réellement et ne leur apportent qu’un semblant de transmission. Il s’agit en fait d’écrire enfin un « testament », avec des phrases vivantes dont ils pourraient se saisir. Ou non.