Quelles règles pour les enfants stars sur Youtube ?

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Kalys a 11 ans, les Devoirs d’Athéna, le Jeu préféré de Kalys…,  autant de vidéos publiées sur la chaîne Studio Bubble Tea. Les aventures des deux soeurs âgées de 6 et 11 ans, filmées par leur père Mickaël, sont suivies par 1,3 million d’abonnés. Cette chaîne dite « familiale » est l’une des plus suivies dans l’Hexagone, avec Swan The Voice – Néo & Swan (3 millions d’abonnés, contre 500.000 il y a un an) et Démo Jouets (950.000 abonnés). Leurs protagonistes, des duos de frères et soeurs âgés de 5 à 13 ans, s’adonnent à des activités, challenges et jeux codifiés et tendance : déballage de colis (« unboxing »), échange de cadeaux (« swap »), farces (« prank »), journal de bord (« vlog »), etc.


YouTube, nouvel Hollywood


Dans les cours de récré, on ne jure plus que par ces défis : « Les jeux d’école sont très influencés par l’univers culturel et visuel du moment. Autrefois, on imitait le cinéma avec le gendarme et le voleur ou le cow-boy et l’Indien. Aujourd’hui, on joue à faire des “swaps” comme dans ces vidéos », explique Laurence Allard, sociologue spécialiste des usages numériques, qui qualifie YouTube de « nouvel Hollywood », avec sa grammaire, ses genres culturels et… son économie.


Depuis leur apparition il y a quatre à cinq ans, ces chaînes, inspirées de vidéos américaines, font en effet partie des contenus les plus lucratifs de YouTube. « C’est un marché très porteur pour les marques destinées aux enfants : la publicité y est bien moins encadrée qu’à la télévision », dénonce Vincent Manilève, journaliste et auteur de YouTube, derrière les écrans (Lemieux). Les revenus, issus de la publicité, prennent principalement la forme de monétisation des vidéos (1$ pour 1000 vues) et de partenariats avec des marques, allant de l’envoi de produits gratuits au paiement d’une vidéo sponsorisée. Si les « youtubeurs » ne dévoilent jamais leur chiffre d’affaires, il s’élèverait, pour les plus grosses chaînes familiales, à plusieurs dizaines de milliers d’euros par mois. À Envoyé spécial, le père de Studio Bubble Teal’a estimé entre 10.000 et 50.000€ mensuels.


Travail illicite ?


Popularité grandissante, revenus importants et rythme de publication intense : ces éléments ont éveillé les soupçons des associations de défense des droits de l’enfance. Certaines estiment qu’il s’agit de « travail illégal ». Début août, l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (Open) a saisi le Défenseur des droits, après avoir alerté le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE).


YouTube est au coeur d’un vide juridique : la législation sur le travail des mineurs de moins de 16 ans ne s’applique pas aux activités sur Internet. « On les appelle des “chaînes familiales” mais elles sont à l’initiative des parents, qui mettent très tôt leurs enfants dans des postures d’acteurs. Il y a une forme de contrainte, puisque les vidéos se répètent plusieurs fois dans la semaine – ou dans le mois – avec un formatage en fonction des retours du public », dénonce Justine Atlan, directrice de l’association e-Enfance.


Une accusation dont se défend Mickaël : « Le terme de “travail” ne s’applique pas. Dans notre cas, en tout cas. On est loin des enfants comédiens ou chanteurs. Nos petites vidéos se passent en famille, à la maison ou en voyage, quand on en a envie et pour s’amuser. » À raison de « 4 vidéos par semaine tournées en 20 minutes en moyenne (le rythme était d’une vidéo par jour pendant les vacances estivales, ndlr) », ce père estime à « 2 heures au maximum par semaine » le temps consacré par ses filles à YouTube, soit « moins qu’une activité extrascolaire ». L’instruction ouverte par le Défenseur des droits pourrait déboucher, dans les mois à venir, sur des recommandations visant à modifier la législation.


Quel impact psychologique ?


Au-delà du flou juridique, les acteurs associatifs s’inquiètent de l’impact psychologique de cette activité. YouTube a suscité une vague de « héros ordinaires » : « Le youtubeur, c’est l’ami imaginaire qui fait des vidéos », note Laurence Allard. Une figure proche, en âge et en intérêts, dont on suit la réalité magnifiée. « Les enfants aiment regarder leurs pairs jouer ; ils s’y identifient », souligne Olivier Duris, psychologue clinicien, spécialiste de l’usage des écrans chez les enfants et adolescents.


Mais quel impact de l’« Internet réalité » ? « C’est très subjectif, nuance le psychologue. Tout dépend de la façon dont les parents présentent et conçoivent cette activité, comme elle est vécue par l’enfant et s’articule dans leur quotidien. » Justine Atlan dénonce : « D’emblée, l’enfant se construit dans le regard des autres. » L’immatérialité d’Internet est difficile à appréhender : « Avant 9 ans, il est compliqué pour un enfant de faire la différence entre l’intime et le public », abonde Olivier Duris. Ce spécialiste alerte notamment sur la nécessité de les protéger des commentaires négatifs. Un conseil pas toujours suivi : dans la vidéo « Je réponds aux méchants commentaires », vue 2,3 millions de fois, Néo, 13 ans, explique qu’il modère lui-même les commentaires haineux de sa chaîne YouTube.


Psychologue et fondateur-président de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines (OMNSH), Michaël Stora s’inquiète même d’un risque de perversion des relations familiales : « Faire de son enfant un acteur fausse les interactions. La caméra fait écran dans les relations affectives entre parents et enfants », alerte le psychanalyste, qui décrit des « enfants trophées, objectifiés » pouvant développer « une fragilité narcissique » similaire à celles rencontrées chez les enfants stars du cinéma, de la télévision ou de la chanson.


Des règles à respecter


Faut-il pour autant interdire YouTube aux enfants ? Légalement, la plateforme proscrit la création de chaîne aux moins de 13 ans. « Le premier pas est de respecter les règles, estime Justine Atlan, puis de se poser la question de l’intérêt pour l’enfant. » Les parents sont de plus en plus confrontés à la demande de leurs propres enfants de créer leur chaîne. Olivier Duris suggère que, derrière cette envie, se cache celle, plus simple, de vivre des temps de loisirs avec ses parents – comme dans les vidéos. « Je recommande de jouer avec ses enfants, de partager du temps avec eux. Et s’ils veulent vraiment être filmés… pourquoi pas, à condition de garder les films pour soi ! Pas besoin de les mettre en ligne. » À ce titre, « la vidéo YouTube a remplacé le film Super 8 des années 1960 », considère Laurence Allard, qui souligne le fait que YouTube incite aussi à la créativité : passer de spectateur à auteur de vidéos.


Adepte de la règle 3-6-9-12 élaborée par Serge Tisseron sur l’usage des écrans chez les mineurs, Olivier Duris préconise également de ne pas laisser un jeune naviguer seul sur Internet avant 9 ans. « Si un jeune préado est suffisamment au courant, on peut l’autoriser à créer une chaîne en mettant des limites, comme ne pas montrer son visage. Surtout, il faut regarder ce qu’il fait et échanger avec lui, pour ne pas le laisser seul face à Internet. » Des règles simples pour que YouTube reste un plaisir, et non une contrainte.