Une journée dans un internat d’excellence

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En ce 5 juillet, Eisa attend, la boule au ventre, les résultats de son bac littéraire. Pour cette jeune fille de Sevran (Seine-Saint-Denis), qui vit avec sa mère et sa sœur, ils revêtent une signification particulière après cinq années d’efforts au sein de l’internat d’excellence de Sourdun (Seine-et-Marne).


Il est 7h30, à la gare de l’est.  Le train en direction de Provins, où les résultats d’Eisa seront affichés à 10h, part dans quelques minutes. Sa mère, Cécile, a souhaité l’accompagner. Eisa profite de cette attente pour s’éclipser au kiosque à journaux. Elle en revient avec le numéro spécial sur Simone Veil du magazine Les Docs de l’actu, qu’elle glisse dans son sac, aux côtés d’un livre sur les nationalismes en Europe au XIXe siècle, qu’elle doit « ficher » pour le 21 juillet. Eisa fait partie des rares élèves de l’internat à avoir été reçus à Sciences Po par le biais de la convention qui ouvre la porte à des élèves d’établissements en éducation prioritaire. Son bac, Eisa est à peu près sûre de le décrocher. La question est de savoir si elle aura ou non la mention « très bien », si prisée rue Saint-Guillaume.


Un internat pas comme les autres


Sur le quai, elle retrouve quelques camarades de classe habitant les quatre coins de l’académie de Créteil. Toutes portent des baskets, sauf Eisa, en derbys sombres et veste courte à carreaux écossais. Ses cheveux ont été sagement lissés. Le jean est la seule touche décontractée qu’elle semble s’être autorisée. Une habitude de sérieux vestimentaire qu’elle a prise à l’internat. « Là-bas, l’uniforme est obligatoire. Un chemisier blanc, un blazer et une jupe ou un pantalon pour les filles, une cravate pour les garçons. Les baskets et casquettes sont interdites », témoigne Eisa. Même si elle admet s’être lassée de porter toujours les mêmes vêtements, c’est dans cet uniforme qu’elle a choisi de se présenter devant le jury de Sciences Po. 

Une journée dans un internat d'excellence
© Jean-Matthieu GAUTIER/CIRIC pour La Vie


« Quand je porte ma chemise, je me sens élève, je travaille. C’est un état d’esprit », affirme-t-elle. De ses deux premières années au collège Robert-Doisneaude Clichy-sous-Bois, elle ne garde pas un très bon souvenir. « Il y avait beaucoup de bruit en classe, des exclusions, jusqu’à cinq ou six par jour ! », détaille Eisa. Quand sa tante apprend l’existence de l’internat de Sourdun, elle l’encourage à faire les démarches d’admission. « J’imaginais un endroit strict, mais où j’allais enfin pouvoir travailler », se souvient la jeune fille qui y est admise en 2012, en classe de quatrième.


Les élèves doivent montrer une appétence pour le travail scolaire et la volonté de s’extraire d’un milieu familial peu propice aux études. 


Cet internat pas comme les autres abrite 500 élèves, de la sixième à la terminale, ainsi qu’une cinquantaine d’étudiants en classe préparatoire économique et commerciale, du lundi matin au vendredi soir. « 81% de nos élèves sont issus des territoires de la politique de la ville ; 65% sont boursiers. Nous sommes au cœur de l’éducation prioritaire », relève Bernard Lociciro, le proviseur du lycée. L’objectif de cet établissement est de « donner plus à ceux qui ont besoin de plus », martèle-t-il. « Les élèves admis ont entre 11 et 13 de moyenne, mais doivent montrer une appétence pour le travail scolaire et la volonté de s’extraire d’un milieu familial peu propice aux études. »


Les filières sélectives comme objectif


L’ouverture culturelle et sportive est la marque de fabrique du lieu. Sur le terrain de 24 hectares, au milieu des champs de blé, on trouve une piste d’athlétisme, un centre équestre, un terrain de football, un gymnase… sans compter l’amphithéâtre dans lequel les comédiens en herbe se produisent régulièrement. Les élèves bénéficient chaque année de cinq ou six sorties culturelles gratuites. « De quoi constituer le bagage qui leur fait parfois défaut dans l’enseignement supérieur », ajoute Bernard Lociciro. Et l’accent est mis dès la sixième sur la maîtrise de la langue française : concours d’éloquence, d’écriture, d’orthographe… Surtout, cet internat brise les tabous liés à l’orientation en encourageant les filières sélectives : 46% des bacheliers y demandent une classe préparatoire aux grandes écoles, contre 13% en moyenne dans l’académie de Créteil.


Ton travail, c’est ton premier mari ! C’est ce qui va te rendre libre ! – La tante d’Eisa


Dans le train de banlieue qui file vers Provins, Eisa regarde le paysage, l’air inquiet. La jeune fille n’a qu’une peur : décevoir ceux qui ont cru en elle. Sa mère, qui garde des enfants à domicile, a consenti à de gros sacrifices pour les études de sa fille, dont un stage pour préparer Sciences Po et un voyage linguistique en Angleterre. Sa tante, qui répétait sans cesse : « Ton travail, c’est ton premier mari ! C’est ce qui va te rendre libre ! » Ses professeurs, bienveillants mais exigeants. « Je ne sais pas si j’aurais réussi sans eux. Ils nous élèvent, confie Eisa dans un sourire. Je n’avais pas conscience de m’autocensurer jusqu’à ce que mon professeur d’histoire me dise : “Tu peux faire tout ce que tu veux. Tu en as les capacités.” En seconde, j’ai donc décidé d’intégrer Sciences Po. » Elle se met à écouter France Culture, lit la presse et s’appuie sur ses professeurs, très présents en étude surveillée ou après 20 h, lorsqu’ils dorment sur place. « Ma seule amie de Sevran trouve que j’ai changé, que je vis sur une autre planète. À Sourdun, nous sommes un peu comme des mutants, entre deux mondes. Mais moi, je sais d’où je viens et je veux porter haut mes origines sociales. »


Dans la cour du lycée Sainte-Croix de Provins, centre d’examen de l’internat de Sourdun, le 5 juillet, les professeurs paraissent aussi anxieux que leurs élèves. « Nous sommes aussi là pour les soutenir », insiste Stéphanie Dourche, professeure d’anglais d’Eisa. Tous l’accueillent avec chaleur : « Tu peux être fière, tu as eu une scolarité formidable ! » À 9h58, les premiers cris de joie retentissent. Eisa, visage impassible, se dirige vers la baie vitrée où sont placardés les résultats de la filière littéraire. Elle s’immobilise quelques instants devant la liste, puis fond dans les bras de sa mère qui pleure de joie et de fierté pour deux. À côté de son nom est inscrite la mention « très bien ».


La réussite pour tous

Mesure du plan « Espoir banlieues » de 2008 pour la promotion de l’égalité des chances, les internats d’excellence sont d’abord financés par l’État. En 2010, un programme d’investissements d’avenir (PIA) prend le relais, en vue d’atteindre 12.000 places à l’horizon 2020. À la rentrée 2012, on compte 45 internats d’excellence pour 4100 places. Mais trois seulement offrent enseignement et hébergement sur le même lieu : Sourdun, Montpellier et Douai. Et 679 internats de droit commun proposent des places labellisées « excellence ». En 2013, Vincent Peillon estime que ces internats sont trop coûteux pour le peu d’élèves concernés. Il les rebaptise « internats de la réussite » et développe la formule pour un plus large public grâce à un second PIA à hauteur de 6000 places supplémentaires.


La formule à l’épreuve de l’évaluation


Les internats d’excellence sont-ils efficaces ? La formule a ses limites : elle concerne peu d’élèves, ces derniers – qui sont prometteurs – sont retirés des établissements défavorisés. Et elle a un coût beaucoup plus élevé.


L’internat d’excellence de Sourdun  a fait l’objet d’une évaluation scientifique par l’École d’économie de Paris, de 2009 à 2010, afin de comparer les résultats des 258 élèves admis ces années-là à celui d’un groupe témoin de même profil. Au bout de deux ans, l’effet sur les compétences des élèves en mathématiques est remarquable. « Un élève qui était initialement classé 45e sur 100 atteint grâce à l’internat le même niveau que celui qui était classé 30e. (…) Peu d’interventions permettent de tels progrès », soulignent les auteurs. L’impact en français est, en revanche, quasi nul. En effet, les aptitudes verbales des enfants sont fixées plus tôt dans la vie que leurs aptitudes mathématiques, expliquent les chercheurs. Étant donné le coût du dispositif (19.045€ par an et par élève, hors construction de locaux et entretien), deux fois supérieur à celui des établissements du groupe témoin (qui ne possèdent pas d’internat), ne vaudrait-il pas mieux investir cette somme dès la petite enfance ?


C’est une piste que privilégie le récent  rapport de Terra Nova, « L’égalité des chances se joue avant la maternelle » (mai 2017). De fait, des programmes nord-américains, comme le Carolina Abecedarian qui stimule le langage des enfants dès le plus jeune âge, ont fait leurs preuves Outre-Atlantique en matière de « réduction des risques sociaux ». Une autre piste consiste à réduire de moitié les classes dans les écoles en éducation prioritaire. Cette formule aurait le même impact que les internats d’excellence, pour un coût global similaire. Une option choisie par le ministre Jean-Michel Blanquer. (M.F.)

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En ce 5 juillet, Eisa attend, la boule au ventre, les résultats de son bac littéraire. Pour cette jeune fille de Sevran (Seine-Saint-Denis), qui vit avec sa mère et sa sœur, ils revêtent une signification particulière après cinq années d’efforts au sein de l’internat d’excellence de Sourdun (Seine-et-Marne).


Il est 7h30, à la gare de l’est.  Le train en direction de Provins, où les résultats d’Eisa seront affichés à 10h, part dans quelques minutes. Sa mère, Cécile, a souhaité l’accompagner. Eisa profite de cette attente pour s’éclipser au kiosque à journaux. Elle en revient avec le numéro spécial sur Simone Veil du magazine Les Docs de l’actu, qu’elle glisse dans son sac, aux côtés d’un livre sur les nationalismes en Europe au XIXe siècle, qu’elle doit « ficher » pour le 21 juillet. Eisa fait partie des rares élèves de l’internat à avoir été reçus à Sciences Po par le biais de la convention qui ouvre la porte à des élèves d’établissements en éducation prioritaire. Son bac, Eisa est à peu près sûre de le décrocher. La question est de savoir si elle aura ou non la mention « très bien », si prisée rue Saint-Guillaume.


Un internat pas comme les autres


Sur le quai, elle retrouve quelques camarades de classe habitant les quatre coins de l’académie de Créteil. Toutes portent des baskets, sauf Eisa, en derbys sombres et veste courte à carreaux écossais. Ses cheveux ont été sagement lissés. Le jean est la seule touche décontractée qu’elle semble s’être autorisée. Une habitude de sérieux vestimentaire qu’elle a prise à l’internat. « Là-bas, l’uniforme est obligatoire. Un chemisier blanc, un blazer et une jupe ou un pantalon pour les filles, une cravate pour les garçons. Les baskets et casquettes sont interdites », témoigne Eisa. Même si elle admet s’être lassée de porter toujours les mêmes vêtements, c’est dans cet uniforme qu’elle a choisi de se présenter devant le jury de Sciences Po. 

Une journée dans un internat d'excellence
© Jean-Matthieu GAUTIER/CIRIC pour La Vie


« Quand je porte ma chemise, je me sens élève, je travaille. C’est un état d’esprit », affirme-t-elle. De ses deux premières années au collège Robert-Doisneaude Clichy-sous-Bois, elle ne garde pas un très bon souvenir. « Il y avait beaucoup de bruit en classe, des exclusions, jusqu’à cinq ou six par jour ! », détaille Eisa. Quand sa tante apprend l’existence de l’internat de Sourdun, elle l’encourage à faire les démarches d’admission. « J’imaginais un endroit strict, mais où j’allais enfin pouvoir travailler », se souvient la jeune fille qui y est admise en 2012, en classe de quatrième.


Les élèves doivent montrer une appétence pour le travail scolaire et la volonté de s’extraire d’un milieu familial peu propice aux études. 


Cet internat pas comme les autres abrite 500 élèves, de la sixième à la terminale, ainsi qu’une cinquantaine d’étudiants en classe préparatoire économique et commerciale, du lundi matin au vendredi soir. « 81% de nos élèves sont issus des territoires de la politique de la ville ; 65% sont boursiers. Nous sommes au cœur de l’éducation prioritaire », relève Bernard Lociciro, le proviseur du lycée. L’objectif de cet établissement est de « donner plus à ceux qui ont besoin de plus », martèle-t-il. « Les élèves admis ont entre 11 et 13 de moyenne, mais doivent montrer une appétence pour le travail scolaire et la volonté de s’extraire d’un milieu familial peu propice aux études. »


Les filières sélectives comme objectif


L’ouverture culturelle et sportive est la marque de fabrique du lieu. Sur le terrain de 24 hectares, au milieu des champs de blé, on trouve une piste d’athlétisme, un centre équestre, un terrain de football, un gymnase… sans compter l’amphithéâtre dans lequel les comédiens en herbe se produisent régulièrement. Les élèves bénéficient chaque année de cinq ou six sorties culturelles gratuites. « De quoi constituer le bagage qui leur fait parfois défaut dans l’enseignement supérieur », ajoute Bernard Lociciro. Et l’accent est mis dès la sixième sur la maîtrise de la langue française : concours d’éloquence, d’écriture, d’orthographe… Surtout, cet internat brise les tabous liés à l’orientation en encourageant les filières sélectives : 46% des bacheliers y demandent une classe préparatoire aux grandes écoles, contre 13% en moyenne dans l’académie de Créteil.


Ton travail, c’est ton premier mari ! C’est ce qui va te rendre libre ! – La tante d’Eisa


Dans le train de banlieue qui file vers Provins, Eisa regarde le paysage, l’air inquiet. La jeune fille n’a qu’une peur : décevoir ceux qui ont cru en elle. Sa mère, qui garde des enfants à domicile, a consenti à de gros sacrifices pour les études de sa fille, dont un stage pour préparer Sciences Po et un voyage linguistique en Angleterre. Sa tante, qui répétait sans cesse : « Ton travail, c’est ton premier mari ! C’est ce qui va te rendre libre ! » Ses professeurs, bienveillants mais exigeants. « Je ne sais pas si j’aurais réussi sans eux. Ils nous élèvent, confie Eisa dans un sourire. Je n’avais pas conscience de m’autocensurer jusqu’à ce que mon professeur d’histoire me dise : “Tu peux faire tout ce que tu veux. Tu en as les capacités.” En seconde, j’ai donc décidé d’intégrer Sciences Po. » Elle se met à écouter France Culture, lit la presse et s’appuie sur ses professeurs, très présents en étude surveillée ou après 20 h, lorsqu’ils dorment sur place. « Ma seule amie de Sevran trouve que j’ai changé, que je vis sur une autre planète. À Sourdun, nous sommes un peu comme des mutants, entre deux mondes. Mais moi, je sais d’où je viens et je veux porter haut mes origines sociales. »


Dans la cour du lycée Sainte-Croix de Provins, centre d’examen de l’internat de Sourdun, le 5 juillet, les professeurs paraissent aussi anxieux que leurs élèves. « Nous sommes aussi là pour les soutenir », insiste Stéphanie Dourche, professeure d’anglais d’Eisa. Tous l’accueillent avec chaleur : « Tu peux être fière, tu as eu une scolarité formidable ! » À 9h58, les premiers cris de joie retentissent. Eisa, visage impassible, se dirige vers la baie vitrée où sont placardés les résultats de la filière littéraire. Elle s’immobilise quelques instants devant la liste, puis fond dans les bras de sa mère qui pleure de joie et de fierté pour deux. À côté de son nom est inscrite la mention « très bien ».


La réussite pour tous

Mesure du plan « Espoir banlieues » de 2008 pour la promotion de l’égalité des chances, les internats d’excellence sont d’abord financés par l’État. En 2010, un programme d’investissements d’avenir (PIA) prend le relais, en vue d’atteindre 12.000 places à l’horizon 2020. À la rentrée 2012, on compte 45 internats d’excellence pour 4100 places. Mais trois seulement offrent enseignement et hébergement sur le même lieu : Sourdun, Montpellier et Douai. Et 679 internats de droit commun proposent des places labellisées « excellence ». En 2013, Vincent Peillon estime que ces internats sont trop coûteux pour le peu d’élèves concernés. Il les rebaptise « internats de la réussite » et développe la formule pour un plus large public grâce à un second PIA à hauteur de 6000 places supplémentaires.


La formule à l’épreuve de l’évaluation


Les internats d’excellence sont-ils efficaces ? La formule a ses limites : elle concerne peu d’élèves, ces derniers – qui sont prometteurs – sont retirés des établissements défavorisés. Et elle a un coût beaucoup plus élevé.


L’internat d’excellence de Sourdun  a fait l’objet d’une évaluation scientifique par l’École d’économie de Paris, de 2009 à 2010, afin de comparer les résultats des 258 élèves admis ces années-là à celui d’un groupe témoin de même profil. Au bout de deux ans, l’effet sur les compétences des élèves en mathématiques est remarquable. « Un élève qui était initialement classé 45e sur 100 atteint grâce à l’internat le même niveau que celui qui était classé 30e. (…) Peu d’interventions permettent de tels progrès », soulignent les auteurs. L’impact en français est, en revanche, quasi nul. En effet, les aptitudes verbales des enfants sont fixées plus tôt dans la vie que leurs aptitudes mathématiques, expliquent les chercheurs. Étant donné le coût du dispositif (19.045€ par an et par élève, hors construction de locaux et entretien), deux fois supérieur à celui des établissements du groupe témoin (qui ne possèdent pas d’internat), ne vaudrait-il pas mieux investir cette somme dès la petite enfance ?


C’est une piste que privilégie le récent  rapport de Terra Nova, « L’égalité des chances se joue avant la maternelle » (mai 2017). De fait, des programmes nord-américains, comme le Carolina Abecedarian qui stimule le langage des enfants dès le plus jeune âge, ont fait leurs preuves Outre-Atlantique en matière de « réduction des risques sociaux ». Une autre piste consiste à réduire de moitié les classes dans les écoles en éducation prioritaire. Cette formule aurait le même impact que les internats d’excellence, pour un coût global similaire. Une option choisie par le ministre Jean-Michel Blanquer. (M.F.)