Mal orientés, les jeunes retardent leur insertion professionnelle

Standard


Après le lycée, tu te dis : “Je verrai plus tard”, mais à 22 ans, tu n’as toujours pas vu… », reconnaît Pierre-Marie. Bon élève au lycée, il a intégré l’école de commerce ESCP Business School après une classe préparatoire, certain à l’époque que, avec cette formation, il aurait plus de possibilités professionnelles. Il juge aujourd’hui avoir été dépossédé de son orientation : « Mon rêve était d’être historien, mais j’ai suivi un cursus professionnalisant plutôt qu’un cursus “plaisir” ». Il prépare aujourd’hui le concours pour entrer au Quai d’Orsay. Même scénario pour Klervie, 25 ans : école d’orthophonie, licence de psychologie, master de neuropsychologie, puis retour à la case départ pour entreprendre des études de médecine. « On m’a demandé trop tôt de faire un choix. À 15 ans, on n’est pas prêt. »


Quelque 49 % des 18-30 ans ont choisi leur métier seulement un an, ou moins, avant de l’exercer (enquête Opinion Way pour My Job Glasses, mars 2017). Et 66 % des jeunes estiment que la formation scolaire les a mal préparés à la réalité de la vie active et à la recherche du premier emploi. Faute d’une bonne orientation, certains empruntent des chemins de traverse, tel le service civique, plébiscité par des jeunes en moyenne âgés de 21 ans, niveau bac ou équivalent pour 43 % d’entre eux et bac +2 ou plus pour 35 %. « Il sert parfois de boussole à des jeunes un peu perdus, confirme Béatrice Angrand, présidente de l’Agence du service civique. Il leur donne surtout une occasion extrêmement concrète de se frotter au terrain. » L’occasion d’infirmer ou de confirmer sa voie, en 6 ou 12 mois.


Une image négative de l’entreprise


Par ailleurs, le monde professionnel ne fait plus rêver, ce qui explique le manque de motivation pour s’y insérer. « Ces jeunes ont observé que leurs parents ont été mis au ban, alors qu’ils s’étaient investis dans leur travail, et que la situation économique est devenue fragile, poursuit-elle. Ils sont moins prompts à s’engager dans un métier pour toute leur vie, dès maintenant. »


L’entreprise apparaît désormais comme un lieu de stress et pose la question de l’épanouissement personnel.


Pressions, performance, rapports hiérarchiques, compétitivité, absence de créativité… l’entreprise apparaît désormais comme un lieu de stress, voire de souffrance psychique, et pose tôt ou tard la question de l’épanouissement personnel. À la culture familiale des entreprises a succédé une culture du profit, fille du capitalisme qu’ils déplorent. 


Ce fut le cas pour Raphaëlle, 23 ans, qui qualifie « d’expériences épouvantables » ses stages à l’hôpital, en France : « Une infirmière est presque une machine ! On perd du temps dans le protocole, l’administratif, au détriment du malade et de l’intérêt du métier. » Aussitôt diplômée de son école d’infirmière, elle a pris un avion pour l’Inde, avec les Missions étrangères de Paris. Elle y a découvert une manière plus humaine de travailler : « Là-bas, les infirmières n’ont pas la même manière de soigner, elles se laissent beaucoup plus guider par leurs sens et leur capacité d’analyse. » Lors de son dernier mois à Selliampatti, dans le sud du pays, elle était seule responsable de sept patients qu’elle a accompagnés au quotidien. Une situation inimaginable en France, où le milieu hospitalier souffre d’un déficit de moyens budgétaires et humains. Elle a finalement décroché un CDD d’infirmière en France.


Priorité au sens et place au risque


Comme elle, nombre de jeunes préfèrent donc un voyage à l’étranger, un bénévolat, un service civique ou un contrat moins engageant, voire un autre diplôme, retardant ainsi le moment d’entrer dans le monde professionnel. Parfois même lorsqu’ils ont une offre d’emploi ! Ainsi, à l’issue de son stage d’école de commerce, Domitille n’a pas accepté la proposition qui lui a été faite. Elle avait choisi de partir huit mois en Birmanie, en volontariat de solidarité internationale. « J’étais une minuscule fourmi dans une énorme fourmilière. Ça aurait été bien pour le CV, mais pour ce qui est de l’expérience personnelle : zéro », relève-t-elle. 


Les jeunes préfèrent l’insécurité dans un emploi qui a du sens plutôt que la stabilité dans un travail qui n’en a pas.

- Dominique Méda et Patricia Vendramin, sociologues


Pour les sociologues Dominique Méda et Patricia Vendramin, auteurs de Réinventer le travail (Puf), le choix de retarder leur entrée dans le monde du travail correspond à une habitude du risque, liée aux nouvelles contraintes du marché de l’emploi. En quête de sens, les jeunes préfèrent « l’insécurité dans un emploi qui a du sens plutôt que la stabilité dans un travail qui n’en a pas ». Ils semblent encore « envisager la précarité comme un événement “normal”, mais transitoire ». Chloé, 23 ans, dotée d’un master de journalisme et d’un second master spécialisé en journalisme climatique, a aussi été échaudée par les conditions de travail qu’elle a connues en entreprise. Elle vient de décliner une offre de CDI pour lui préférer un statut de journaliste indépendante. « Je refuse d’être une marionnette entre les mains d’un employeur, je préfère privilégier ma santé mentale, mon autonomie, quitte à gagner un peu moins », confie-t-elle, consciente de choisir un avenir plus incertain. 


Comme elle, 61 % des jeunes de la génération Z (nés après 1997) sortis de l’université préfèrent être entrepreneurs plutôt que salariés, selon une étude de Millenial Branding d’avril 2015. La présidente de l’Agence du service civique abonde : « Ils veulent une vie plus équilibrée, entre leur travail, les causes qui leur tiennent à coeur et leur famille. Ils cherchent un sens. » Marine confirme : « Au travail, la qualité de la journée était rapportée à l’argent gagné. Moi, je veux rapporter la qualité de ma journée à la rencontre avec la personne, à l’amour que j’ai donné. » La jeune femme s’apprête à partir également, après l’obtention de son diplôme d’ingénieure, pour une année sabbatique à l’association le Rocher oasis des cités, qui aide à l’insertion des jeunes des quartiers populaires.


Libres par rapport au CDI


Aujourd’hui, 58 % des jeunes quittent volontairement leur premier emploi (selon Opinion Way pour My Job Glasses, 2017). Leur facilité à s’affranchir d’un CDI, jusqu’alors perçu comme un Graal, déroute les générations auxquelles fut inculqué très tôt l’impératif de travailler au plus vite. « Le CDI n’a plus la même puissance dans les représentations qu’il y a 10 ans », analyse Sandra Gaviria, professeure de sociologie à l’université du Havre. De plus, « les années de césure sont socialement valorisées et les dispositifs sont décuplés, cela encourage les jeunes à retarder leur insertion professionnelle ».


Le CDI n’a plus la même puissance dans les représentations qu’il y a 10 ans.


La sociologue distingue néanmoins ceux qui se donnent le temps de retarder leur entrée dans le monde professionnel parce qu’ils en ont les moyens – les parents, bien souvent, les aident -, et ceux qui, plus défavorisés socialement et économiquement, ne peuvent pas refuser un emploi. La priorité étant alors de trouver un travail, non pas qui réunisse toutes les conditions pour qu’ils puissent s’y épanouir, mais qui sera leur gagne-pain. Cette génération favorise un modèle de cheminement opportuniste dans le monde professionnel plutôt qu’un enracinement dans le métier. La massification des diplômes rendant plus compétitive l’insertion professionnelle, l’originalité du CV devient nécessaire pour se démarquer auprès du futur employeur. Il y a de quoi vouloir prendre son temps.