Étienne Klein : L’invention suppose une vision du futur

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Existe-t-il une différence entre les termes «   invention   » et «   découverte   » ?

Seul leur statut les distingue. « Découvrir » signifie étymologiquement « enlever ce qui vous empêchait de voir ce qui est ». On ne découvre jamais que des choses qui existaient déjà mais demeuraient inconnues ou non vues, comme une « nouvelle » planète ou une « nouvelle » particule. En l’occurrence, c’est la connaissance de ces choses qui est nouvelle et non leur existence. L’invention (qui concerne en général un objet) est, elle, artificielle, au sens où elle fait advenir une réalité inédite, même si elle peut parfois s’inspirer de la nature. Avant l’invention de l’ordinateur, il n’y avait pas d’ordinateur. Cette machine était à la fois nouvelle pour l’humanité et inédite dans le cosmos. La découverte relève donc plutôt du passé (on ne découvre que des choses qui existaient déjà), alors que l’invention concerne plutôt le futur (elle produit quelque chose qui, de ce fait, se mettra à exister).

Toute invention nécessite-t-elle des connaissances théoriques ?

Pas nécessairement. Nous nous inspirons souvent de ce que nous voyons pour réaliser des objets commodes pour nous. Pour inventer la roue, les anciens ont certainement observé des phénomènes naturels – comme des pierres quasi sphériques roulant sur une pente –, sans avoir pour autant une connaissance de l’équation du cercle. Cela a donc procédé d’une forme d’empirisme, au sens où aucune connaissance théorique préalable n’a été nécessaire pour « penser » la roue. De même,

les cathédrales ont été construites sans que l’on ait de connaissances précises sur la mécanique des milieux continus ou la résistance des matériaux. Il s’agissait d’associer de multiples savoirs artisanaux et de les porter à un point de technicité maximal, et non d’appliquer un corpus théorique préalable qui aurait surplombé le projet. Par la suite, les inventions ont pu dépasser ce stade et résulter plus ou moins directement de découvertes scientifiques. Dans ce cas, il vaut mieux parler de technologie plutôt que de technique. Je pense aux lasers, par exemple, qui sont un lointain écho des progrès réalisés au début du XXe siècle à propos des interactions entre la lumière et la matière.

À quel moment de notre histoire situez-vous le basculement entre inventions techniques et inventions technologiques ?

La rupture se fait, selon moi, avec Galilée (mathématicien et astronome italien, 1564-1642) et les débuts de la physique moderne. Car à partir du moment où est énoncé le pari que les lois de la nature peuvent s’écrire sous forme d’équations mathématiques, les choses changent radicalement. Des théories physiques vont pouvoir se constituer, qui ouvriront la voie à des applications multiples. Prenez l’exemple des équations de l’électromagnétisme élaborées par Maxwell en 1871. Elles ont permis de prédire l’existence d’une nouvelle sorte d’objet physique, les ondes électromagnétiques, qui furent détectées près de 20 ans plus tard par Hertz. Cette découverte entraînera dans son sillage toute une série d’autres découvertes (l’effet photoélectrique, le photon, etc.), qui auront à leur tour de multiples applications. C’est ainsi qu’au XXe siècle, la technologie a vraiment pris le pas sur la technique.

L’impact des inventions sur nos vies aujourd’hui est-il le même qu’autrefois ?

Durant la préhistoire ou l’Antiquité, les inventions techniques ont été sans doute peu nombreuses, mais elles ont eu des effets cruciaux. Par exemple, les premiers pas de la métallurgie ont induit des changements considérables dans la vie et le développement des sociétés humaines. Aujourd’hui, une multitude d’inventions sont faites dans tous les domaines, et leur impact est massif. Le smartphone, par exemple, provoque une mutation anthropologique au sens où il modifie notre rapport aux connaissances (une encyclopédie à portée de main) et notre rapport aux autres, qu’ils soient proches ou lointains. Pour autant, ces inventions bouleversent-elles notre vie dans les mêmes proportions que la maîtrise du feu durant la préhistoire ? Je ne saurais le dire.

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D’où vient le désir d’inventer ?

Plusieurs moteurs sont à l’œuvre, mais le rêve est essentiel. C’est en rêvant de choses qui n’existent pas qu’on peut les imaginer, puis se demander comment les fabriquer. L’avion est un bon exemple. Le très vieux rêve de voler a été entravé pendant des siècles par la tentation mimétique. Mais le jour où on n’a plus cherché à copier les oiseaux, on a pu inventer l’hélice, puis l’avion. Le rêve précède donc très souvent l’invention. Bien sûr, il ne suffit pas de rêver pour savoir comment faire. Il y a d’ailleurs un grand nombre d’échecs et de déceptions. Reste que la foi dans le progrès demeure un levier très puissant pour l’imaginaire, puisqu’elle permet de croire à l’avènement d’un monde autre que celui dans lequel nous vivons.

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Ne sommes-nous pas arrivés à un moment où l’on peut dire que tout a déjà été inventé ?

Certainement pas. Il y a aujourd’hui des inventions et des innovations tous azimuts, et cela ne devrait pas s’arrêter. Mais il est vrai aussi que nous nous sentons de plus en plus dépassés par elles, comme écrasés par les pouvoirs qu’elles donnent à la technique. En 1956, le philosophe Günther Anders a d’ailleurs donné un nom à cette angoisse : « la honte prométhéenne ». Le nom résume l’essentiel : « la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées ». Nos téléphones portables et nos ordinateurs ne font-ils pas des choses que nous sommes incapables de faire nous-mêmes ? Le degré de performance atteint par les objets techniques que nous fabriquons nous persuade que nous ne saurions plus être à la hauteur, à leur hauteur, et la honte que nous en concevons touche au plus intime de l’humain. « Si j’essaie d’approfondir cette question, poursuit Günther Anders dans son ouvrage l’Obsolescence de l’homme, il me semble que ce qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine. Il a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance. »

À ce sentiment s’ajoute le fait que nous avons désormais avec les objets technologiques un rapport quasi magique : nous savons les faire marcher, mais nous ne savons plus très bien dire grâce à quoi ils fonctionnent. Lorsque nous partions en vacances avec mes parents, nous voyions des voitures arrêtées sur le bord de la route tous les 10 km ; le père de famille bricolait le moteur fumant. Nous ne voyons plus jamais ce genre de scènes. Si ma voiture tombe en panne, j’appelle un numéro vert, et un dépanneur arrive. Si c’est mon smartphone, je ne cherche pas à le réparer. Dès lors, que je sois ingénieur ou pas, mon rapport à ces objets est le même. Cela dit, je ne crois pas que tout cela puisse entraver la marche de l’innovation et de la créativité. Les deux procèdent d’une force, d’une dynamique qui agit en nous. Qui nous agite aussi, tel un chauffage continu grâce auquel nous brassons toutes sortes d’idées. Grâce aux innovations, nous pouvons modifier ce qui est. Ne l’oublions pas.

 

> L’Histoire des inventions :

Du silex à l’homme augmenté, en passant par la roue, le chemin de fer, Internet ou encore les imprimantes 3D et le coeur artificiel, les inventions jalonnent l’histoire de l’humanité. Les meilleurs spécialistes racontent, analysent et questionnent l’inventivité humaine, scientifique et technique, qui a changé nos vies. Jusqu’où irons-nous ?
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