Les livres de témoignages, miroir de notre société

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C’est une surprise comme les éditeurs n’osent en rêver. Imprimé à moins de 5000 exemplaires, Deux Petits Pas sur le sable mouillé (Les Arènes, 2011), le premier livre d’Anne-Dauphine Julliand, affiche aujourd’hui 200 000 ventes et un site internet dédié qui ne désemplit pas de message de remerciements reçus de France, de Belgique, d’Allemagne, du Cameroun ou du Canada…

La maison d’édition avait pourtant accueilli le manuscrit avec circonspection. « Nous avons beaucoup hésité, se souvient Laurence Corona, directrice de la communication de la maison. Qui allait avoir envie de partager une expérience aussi tragique à part un public resserré de parents concernés ? Mais la personnalité, le charisme, la profondeur d’Anne-Dauphine ont touché. Quelque chose dans ce témoignage semble aider ses lecteurs à vivre ». Anne-Dauphine Julliand publie le 23 mai un nouveau livre, Une Journée particulière (éditions Les Arènes), où elle raconte le quotidien avec Azylis, sa deuxième fille, lourdement handicapée.

Le livre de témoignage est devenu un classique de l’édition. « Depuis deux ans, leur production semble s’accentuer », note Gildas Vincendeau, chef de marché Savoir, Beaux-Arts et Vie pratique de la Fnac. Aux Etats-Unis, on parle de « misery lit » ou « misery memoirs » (littérature de la souffrance) pour décrire ces récits biographiques d’abus ou traumatismes souvent survenus durant l’enfance. Certains émergent du lot quand le témoignage de courage, l’itinéraire de résilience et la lumière l’emportent sur l’épreuve. « Ce qui a fait la différence avec Deux Petits pas, c’est la quête de sens », avance Laurence Corona. « On n’est pas seulement dans le récit, mais aussi dans les valeurs », complète Gildas Vincendeau. Cela a ouvert à Anne-Dauphine Julliand un autre public : moins exclusivement populaire que celui de la misery lit ».

Transmettre, raconter, créer

Pas toujours simple donc pour les éditeurs de qualifier ces textes. Aux Arènes, on affiche en couverture la catégorie témoignage. Pas de précision en revanche sur celle de Moyenne. « Le livre de Laurence Kiberlain n’est ni un roman, ni un document. Cela s’approcherait sans doute le plus du récit », précise Capucine Ruat, responsable éditoriale chez Stock qui insiste sur la créativité de l’auteur. « Elle a d’abord travaillé à partir de dessins. De ses planches est peu à peu né le texte. Comme chez Anne-Marie Révol (Nos étoiles ont filé, lettres de la journaliste à ses filles mortes dans un incendie, parues en 2010), il y a une réflexion sur la forme, sur la façon de transmettre l’indicible. Et puis de la distanciation et même de l’humour. L’objet artistique a une raison d’être ». En 2011, Le Fils de Michel Rostain (Oh éditions) qui racontait le deuil de son enfant, avait d’ailleurs reçu le Prix Goncourt du Premier roman. Rayon littérature donc, quand d’autres rejoindront la psycho, la sociologie, ou seront encore vendus avec les essais.  

Les plus gros succès s’expliquent aussi par le relai des médias. À la Fnac, on parle du « porte-avion » Sept à Huit, l’émission dominicale de TF1 qui se clôt sur un témoignage dont les éditeurs connaissent bien l’impact sur les ventes. On n’est pas couché sur France 2, et Le Grand Journal ou Salut les Terriens sur Canal +, font aussi, à côté des grandes antennes de radio de belles rampes de lancement. Ici, prime à la personnalité. « Des femmes comme Anne-Marie Révol ou Laurence Kiberlain portent une force, un espoir. Il y a une adéquation parfaite entre leur personne et le livre », observe Capucine Ruat.

Des livres qui rassurent…

Comment expliquer l’engouement des lecteurs pour des expériences aussi douloureuses ? D’abord, ce vis-à-vis rassurerait (« D’autres vivent des choses pires que moi ») et permettrait de mieux penser ses propres difficultés : « Comment réagirais-je dans la situation de l’auteur ? », « Comment à ma place affronterait-il mes propres problèmes ? »

Mais attention, préviennent les psys, à l’illusion du mode d’emploi et à l’idéalisation. « Ces ouvrages sont nos nouveaux contes de fées. Aujourd’hui, il faudrait que l’on apparaisse tous comme des gens ayant surmonté l’épreuve, déplore Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, directeur de Recherches à l’Université Paris-Ouest. Or il n’y a pas de méthode. Et il y a des blessures dont on ne se remet jamais complètement. »

Le psy qui a théorisé au début des années 2000 le concept « d’extimité » (le mouvement qui pousse à mettre en avant une partie de sa vie intime et permet aussi de faire valider par un interlocuteur des facettes de soi sur lesquelles on s’interroge) précise encore : « Contrairement aux blogs où l’anonymat permet l’exposition d’une vérité nue, un livre est toujours une construction dans laquelle l’auteur a à cœur de donner une bonne image de soi. Nul ne sait ce qu’il dit dans le cabinet du psy. Mieux vaut en avoir conscience, sans quoi l’idéalisation peut déprimer le lecteur en lui donnant l’impression que d’autres s’en sortent bien mieux que lui alors qu’ils vivent des situations bien pires. » En somme, ces livres ne peuvent se substituer à la thérapie, ni du côté de l’auteur, ni de celui des lecteurs.

… Et transmettent des valeurs

Dans une société individualiste, on va aussi chercher dans l’expérience des autres des repères qui ne sont plus transmises par la famille ou données par les institutions, mais “appropriées”. « Les témoignages personnels, récits sur soi, d’épreuves surmontées s’inscrivent dans un contexte non pas de perte, mais de multiplication des valeurs et de façons de vivre ensemble ou de faire famille”, analyse Dominique Mehl, sociologue au CNRS, auteur de travaux sur Le Témoin, figure emblématique de l’espace public/privé. 

Pas facile de se repérer dans cette pluralité. C’est là que le témoignage prend de l’importance. La sociologie parle ainsi d’« individualisme relationnel » : on se construit soi mais en rapport avec les autres. « Vivre une expérience, l’analyser, et éventuellement la rendre publique sert à la réflexion de notre société sur elle-même. Cela fait 25 ans que la société gère son existence de cette manière. Ca commence d’ailleurs dans les cantines d’entreprises et les cours d’école ! »

Les éditeurs n’ont donc pas inventé cette tendance lourde, mais y auront donné écho. Psychiatre de liaison à l’hôpital de Genève, Nicolas de Tonnac, paraplégique depuis ses 15 ans, accompagne les malades dans leur prise en charge par d’autres spécialistes (soutien aux personnes atteintes de maladie grave, accompagnement des candidats à des interventions lourdes et des équipes soignantes…). Il publie ce mois-ci son témoignage (Chacun porte en soi une force insoupçonnée, Albin Michel). Étonnant pour un psy ? « Le témoignage et l’échange d’expériences offrent une possibilité de se décentrer, de se dire : c’est donc possible de sortir quelque chose comme ça. On devient résilient parce qu’on y croit, et que l’on accepte de faire appel à la solidarité, assure-t-il. Celui qui a mal a tendance à oublier que la condition de la souffrance est partagée. Le vis-à-vis permet de sortir de l’exclusion en découvrant que les autres me ressemblent ».

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