Moteur(s) ! Le retour du drive-in

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Parfois, un moustique se collait au pare-brise, un insecte cinéphile ramené par la bise du soir, et s’écrabouillait au coin des beaux yeux de Michèle Morgan. Le romantisme était un brin entaché, mais il pouvait renaître après un salvateur coup de balai d’essuie-glace, comme une touche de pinceau à cils pour se refaire une beauté.


C’était épatant, le cinémascope en plein air. À condition d’aimer la bande sonore de la pluie quand les gouttes faisaient des claquettes sur la tôle, d’endurer les jappements du chien, les chamailleries des enfants nichés sur la banquette arrière. Et de ne pas s’offusquer quand les gargouillements de l’estomac, lourd de hamburgers mal digérés, donnaient la réplique aux comédiens qui, à l’autre bout du capot, déroulaient leurs tirades dans la nuit étoilée. Qu’importent la buée et les reflets sur les vitres, les nuées de moucherons et de miettes de casse-croûte, la moiteur, ou même les voix nasillardes des acteurs crachouillées par le haut-parleur, relié à un câble électrique, que l’on se procurait à la caisse…


Au point mort en France


« C’est une nouveauté qui est bien agréable ! », s’enthousiasmait, en 1967, une spectatrice, avec thermos de rigueur et chignon d’époque, devant la caméra des actualités télévisées. À la sortie de Toulon, sur la RN 97, le drive-in (ou ciné-parc) de la Farlède, dans le Var, fut le premier inauguré en France. À l’entrée d’un chemin de terre, cette pancarte annonçait la première étape du rituel : « Éteignez vos phares SVP ».


Trois ans plus tard, en 1970, un écran de 600 m2, le plus grand d’Europe, est déployé à Rungis, dans la banlieue sud de Paris. Les automobiles se parquent en un arc-en-ciel de dominos métallisés, à l’arrêt sur des petites buttes, appelées « vagues », édifiées pour surélever les voitures et améliorer la vision. Tarifs : 4 francs par voiture, et 6 à 8 francs par passager – sans compter le manque à gagner des resquilleurs, planqués dans le coffre. Une envie de grignoter ? On allume ses veilleuses et un serveur, alerté par l’œillade, s’empresse d’accourir pour ravitailler le client avec un ice-cream. Une averse ? Un pare-brise souple à ventouse peut être fixé à la hâte sur le toit…


 En France, les drive-in n’ont jamais réussi à s’implanter. Je n’en éprouve aucun chagrin ! 

– Francis Bordat, historien du cinéma


« Tous ces rituels sont très poétiques, évidemment, mais je ne perçois très sincèrement que des gênes ajoutées à mon plaisir de regarder un film ! Et d’abord, comment supporter ce pare-brise entre l’écran et moi ? » Pour un peu, Francis Bordat claquerait la portière au nez de notre rêve en technicolor. Professeur émérite de civilisation américaine à l’université Paris-Ouest, cet historien, spécialiste du cinéma américain, comprend toutefois le retour au premier plan du drive-in, à l’occasion de la crise sanitaire. « Cet enfermement cellulaire dans un habitacle d’automobile convient bien évidemment au contexte des pandémies. Mais je pense que cet engouement est absolument conjoncturel, même s’il flatte un goût du repli sur soi. En France, les drive-in n’ont jamais réussi à s’implanter. Je n’en éprouve aucun chagrin ! » Fin de la séance. On rembobine. Retour dans la France de la fin des sixties, où les ciné-parcs, éphémères, disparaîtront rapidement du paysage.


Succes-story à l’américaine


Le « drive-in theater » est né outre-Atlantique, en 1933. Cette année-là, son concepteur, Richard Milton Hollingshead, un industriel, ouvre le premier « cinéma en plein air pour voiture » à Camden, dans le New Jersey, après avoir effectué les mises au point techniques dans son jardin, avec son projecteur Kodak. « À la différence de la France, où il n’a jamais été qu’une curiosité, le drive-in est profondément enraciné dans la culture américaine. Le phénomène est aujourd’hui marginal, il en reste environ 320 aux États-Unis, notamment dans les régions rurales, sur un total de quelque 50.000 écrans », précise Michel Etcheverry, professeur d’anglais à la Sorbonne et spécialiste du cinéma anglo-saxon. « Quand on me parle de nostalgie, il s’agit forcément d’une nostalgie par procuration ! Elle renvoie à un imaginaire américain fantasmé, illustré par des scènes de films comme Grease, avec Olivia Newton-John et John Travolta, Christine, de John Carpenter, ou American Graffiti, de George Lucas. » Cette profonde « américanité » du drive-in explique, selon lui, son « relatif insuccès » en dehors du continent nord-américain.


Les banlieues résidentielles tentaculaires avalent les familles de classes moyennes, l’essentiel du public des drive-in.


Le drive-in, en effet, raconte une histoire de l’Amérique, dans ses mutations économiques et l’évolution de ses mœurs. Encore peu fréquenté durant les années 1930, il a pris son essor dans les années 1940 et 1950 : une période de prospérité soutenue par l’industrie automobile – les constructeurs de Détroit, dans le Michigan, règnent en maître –, le secteur du bâtiment et la construction immobilière. Avec leurs enfilades de maisons identiques, les banlieues résidentielles tentaculaires, survolées par la caméra de Tim Burton dans Edward aux mains d’argent, avalent les familles de classes moyennes. Une lower middle-class qui constituera, avec la working-class (« classe ouvrière »), l’essentiel du public des drive-in. Ces périphéries n’abritent pas encore les centres commerciaux et les complexes multisalles des années 1970 qui, avec la complicité de la télévision et de la vidéocassette, signeront le déclin du ciné-parc.


À son apogée, entre 1954 et 1965, le drive-in, symbole de l’Amérique de l’abondance et des vastes espaces – sa construction requiert entre 5 et 10 ha – représentera le quart des recettes d’exploitation du cinéma ; on dénombrera 4.700 drive-in en 1958 ! Il s’inscrit dans le sillage de la traînée de liberté dessinée par la voiture, devenue un mode de vie durant les Trente Glorieuses. « Cette culture de la bagnole commencera à dépérir avec le mouvement hippie : le combi Volkswagen remplacera les Cadillac chromées ! », résume Francis Bordat, qui a codirigé avec Michel Etcheverry l’ouvrage Cent ans d’aller au cinéma, paru en 1995 aux Presses universitaires de Rennes.


On s’y rend également pour intégrer un groupe social, retrouver sa bande, et à l’occasion faire le coup de poing. 

– Michel Etcheverry, spécialiste du cinéma anglo-saxon


Lieu de consommation et rituel de passage


Pour l’heure, en cet âge d’or, le drive-in est un authentique lieu de consommation, où rien n’interdit de lorgner le film tout en scrutant les voisins de parking. « Sur place, le spectateur pouvait disposer d’appareils pour réchauffer les biberons, de cafétérias, de laveries automatiques, parfois même de minigolfs et de piscines », rappelle Michel Etcheverry. Quand les enfants du baby-boom, les bébés explosifs de 1945, basculent dans la fureur de vivre, provoquant l’émergence d’une turbulente culture de la jeunesse, le drive-in s’impose comme un rituel de passage. « Le drive-in, où l’on se rend en voiture, le seul espace d’intimité où l’on peut échapper à l’autorité parentale, a participé de l’éducation sexuelle des adolescents, surtout dans les années 1960. Certains moralistes ont d’ailleurs dénoncé ce dévergondage dans ce qu’ils appelaient les “passion pits” (“lieux de luxure”). On s’y rend également pour intégrer un groupe social, retrouver sa bande, et à l’occasion faire le coup de poing. »


La programmation est particulièrement favorable aux flirts entre teenagers, aux élans des cœurs et aux soubresauts des corps. Les drive-in sont en effet l’un des lieux privilégiés pour frémir devant les films issus de ce que l’on qualifie de « cinéma d’exploitation » : la série B, la série Z… Ou carrément les nanars. « Les drive-in sont des salles de seconde exclusivité, où l’on peut découvrir les films, souvent mal fichus, de ce cinéma indépendant qui n’avait pas besoin de respecter le code Hays, le code de censure hollywoodien appliqué jusqu’en 1968 », explique Régis Dubois, auteur de l’ouvrage Drive-in & Grindhouse cinema. 1950’s-1960’s, paru chez Imho. Pour ce fin connaisseur, ces réalisations audacieuses et grisantes, notamment les productions de Roger Corman, révèlent « le côté obscur de l’Amérique ».


C’est un cinéma de la marge, parfois injustement déprécié, dont les titres de films et les affiches bariolées donnent aujourd’hui encore envie de fuguer sur l’asphalte : l’Attaque de la femme de 50 pieds, l’Attaque des crabes géants, le Fantôme de l’espace… Science-fiction, horreur, rock’n’roll, beach movies (« films de plage »), courses de motards : ces films diffusent la contre-culture, entre beach boys, beatniks et bikers. Ils annoncent Easy Rider (1969), de Dennis Hopper, et participent à l’émergence du mouvement cinématographique le « Nouvel Hollywood ». « Ces films ne méritent souvent pas plus que quelques coups d’œil. Mais comme ils sont choquants, ou qu’ils font peur, la jeune fille qui vous accompagne aura tendance à se blottir dans vos bras ! »


Un concept hors-cadre


Pourtant, et même si l’on entend ronronner le moteur de la Cadillac en arrière-fond de ses propos, Régis Dubois avoue son scepticisme devant l’engouement actuel pour le drive-in. « Pour que le concept perdure, il faudrait peut-être imaginer un décorum spécifique, recréer une ambiance rétro-fifties autour des projections ? » En France, la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) a déploré, dans un communiqué diffusé en mai, que ces séances alternatives « détournent les spectateurs, les médias, l’administration locale et nationale du seul combat à mener : la réouverture des salles, seul lieu structurant et pérenne de la culture cinématographique ». Et des voix se sont parfois élevées pour dénoncer un divertissement qui oblige à embrayer sur l’automobile, en pleine transition écologique.


À Châlons-en-Champagne, c’est une messe qui a été célébrée au mois de mai en drive-in par l’évêque.


De nombreuses expériences ont cependant été menées à travers l’Hexagone, comme ailleurs dans le monde. Le drive-in a même débordé le cadre cinématographique. Au Danemark, un match de football à huis clos, entre le FC Midtjylland et l’AC Horsens, a été organisé à la manière d’un drive-in : les supporters, en voitures, étaient alignés devant un écran géant, adjacent au stade. À Châlons-en-Champagne, c’est une messe qui a été célébrée au mois de mai en drive-in par l’évêque, sur le parking du Parc des expositions. À Albi, dans le Tarn, un concert, retransmis sur l’autoradio grâce à la station régionale « 100% radio », s’est déroulé en formule drive-in, avec klaxons et appels de phare en guise d’applaudissements.


Reportage à Châlons, où la “messe en voiture“ fait le plein


Directeur du cinéma Lux, à Caen, Gautier Labrusse est un partisan de ces événements « hors les murs », proposés non pas en concurrence mais en complément de l’activité des salles. Il organise depuis plusieurs années des séances de drive-in et des projections en plein air, dans les quartiers ou à la campagne, en liaison avec les services culturels des communes. « Ces initiatives s’inscrivent dans une démarche de médiation et d’éducation à l’image, d’entraide et d’accès de tous à la culture », explique-t-il. Par le passé, du « cinéma piscine » a été proposé aux nageurs adeptes de l’aqua-cinéphilie, invités à se plonger dans un film, les pieds dans l’eau ! On s’en voudrait de taire l’invention d’un « pédalo-ciné » : pas de méprise, le principe ne consiste pas à embarquer sur un pédalo mais à enfourcher des vélos en poste fixe et à pédaler pour fournir l’électricité nécessaire à la projection.


Jusqu’à la réouverture des salles, le 22 juin, des séances de drive-in, en partenariat avec Caen Événements, ont rassemblé jusqu’à 150 voitures. Les films étaient projetés sur un écran gonflable de 140 m2, et le son retransmis sur la fréquence d’une radio locale, Radio 666. Ces dernières semaines, avec le drive-in, le ciné a pris l’air. Profitera-t-il des beaux jours pour s’offrir un été buissonnier ? Ou ne s’agissait-il que d’un écran de fumée ? Le scénario n’est peut-être pas totalement écrit.


À lire
Cent ans d’aller au ciné. Le spectacle cinématographique aux États-Unis (1896-1995), de Francis Bordat et Michel Etcheverry, Presses universitaires de Rennes, 1995, 22,99 €.
Drive-in & Grindhouse Cinéma. 1950’s-1960’s, de Régis Dubois, Imho, 2017, 60 €. 


>>À lire


Cent ans d’aller au ciné. Le spectacle cinématographique aux États-Unis (1896-1995), de Francis Bordat et Michel Etcheverry, Presses universitaires de Rennes, 1995, 22,99 €.


Drive-in & Grindhouse Cinéma. 1950’s-1960’s, de Régis Dubois, Imho, 2017, 60 €.

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