La télémédecine : au nom du meilleur, refuser le pire

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Au départ, ça « buggait » sévèrement. Philippe Chambraud, 63 ans, généraliste à Paris (XIVe), avait même fini par laisser tomber les téléconsultations malgré un logiciel idoine installé en décembre dernier dans l’ordinateur de son cabinet. Impossible de délivrer une feuille de soins, d’envoyer les ordonnances sur les e-mails des patients… « Il n’y avait que des blocages techniques, je perdais un temps fou ! », se souvient-il. Avec l’arrivée de la pandémie de Covid-19, son fabricant de logiciel a résolu tous les problèmes en un clic.


En mars, dès le début du confinement, le médecin de famille a pu effectuer une quarantaine de rendez-vous par écran interposé, contre zéro depuis le début de l’année. « Après la crise sanitaire, c’est sûr, les téléconsultations vont se répandre, croit-il. La nouvelle génération de médecins, les trentenaires, y trouve son compte. Le Covid-19 nous conforte tous dans cette nouvelle pratique. » Même expansion du côté de Medadom. Cette start-up créée en 2017 par deux médecins et un ingénieur propose un site internet de téléconsultation. Avec la pandémie et le confinement total, les 70 médecins salariés de cette plateforme ont vu la demande de rendez-vous augmenter de 300% ! « C’est un nouvel écosystème, vante Nathaniel Bern, cofondateur. Le médecin reçoit le patient sans délai, il n’y a pas d’attente, ce qui est appréciable. Après l’examen, il lui fournit un compte rendu qu’il peut transmettre à son médecin traitant. Il garde un accès totalement transparent à son dossier médical. »


Lutter contre les déserts médicaux


La télémédecine, ces dernières années, a montré ses atouts. En pleine crise, elle nous a permis d’éviter de nous rendre au cabinet du médecin, de croiser d’autres malades dans la salle d’attente et de risquer d’attraper et de propager le Covid-19. Mais au-delà, les téléconsultations sont aussi un palliatif aux déserts médicaux. Paul-André Colombani l’a bien compris. Médecin installé près de Porto-Vecchio (Corse), député du groupe Libertés et Territoires, il a développé, avec l’Union régionale des professionnels de santé, un logiciel à but non lucratif permettant de consulter à distance. Après avoir créé notre profil sur cette plateforme baptisée Alta Strada, nous entrons dans sa salle d’attente virtuelle. Il nous reçoit. Derrière l’écran, il est tout sourire et se félicite de cette « médecine de demain » qui permet de lutter contre la pénurie de praticiens dans certaines zones géographiques. « L’intelligence artificielle va nous permettre de mieux soigner les gens », argumente le quinquagénaire.


Certains objets peuvent déjà se connecter aux logiciels de téléconsultation pour que le médecin contrôle tension et glycémie de ses malades. Il peut même surveiller un pacemaker ! Pour le Pr Patrice Queneau, membre émérite de l’Académie nationale de médecine, la téléconsultation est « particulièrement indiquée pour les malades chroniques, qui ont une relation de confiance avec leur généraliste. Pour un patient isolé, qui vit loin du cabinet de son médecin, c’est un avantage considérable. Il peut le joindre facilement pour un renouvellement d’ordonnance ou un suivi à distance, surtout si apparaît un symptôme inquiétant, que le traitement est mal supporté ou inefficace ».


Pour un patient isolé, qui vit loin du cabinet de son médecin, c’est un avantage considérable.

- Pr Patrice Queneau, Académie nationale de médecine


La télémédecine peut même assurer un meilleur suivi postopératoire, avec le contrôle d’une infirmière qui passe à domicile : « Aujourd’hui, il peut être difficile de joindre son chirurgien. Et certaines personnes âgées ont du mal à se déplacer… » Selon le Dr Julien Borowczyk, député LREM et président du groupe d’étude santé et numérique à l’Assemblée nationale, la télémédecine favorise aussi la télé-expertise, soit une meilleure relation du généraliste et des spécialistes dans le parcours de soins, y compris un meilleur lien entre médecines de ville et hospitalière, mais aussi une collaboration plus fluide entre médecins, infirmières et pharmaciens.


L’attrait du business et ses dérives


Toutefois, la télémédecine pose aussi des questions éthiques de premier plan. Le sujet, même s’il fut masqué par les enjeux de la PMA pour toutes et ceux de la fin de vie, fut longuement évoqué lors des États généraux de la bioéthique en 2018. « Les citoyens nous disaient : ne perd-on pas le sens de l’humain en s’alliant ainsi aux nouvelles technologies ? », rappelle le Dr Marc Delatte, membre du Comité consultatif national d’éthique, député LREM. N’y a-t-il pas une contradiction à glorifier les « soignants », comme nous le faisons en ce temps de crise, et à se réjouir de l’essor de la télémédecine qui nous permet d’être soignés sans être en contact direct avec son docteur ? « Notre monde évolue, il ne faut pas être passéiste, commente-t-il. Mais il faut rester vigilant pour que soient respectés les droits fondamentaux du patient. »


Si les compagnies d’assurances mettaient la main sur les index de santé, cela romprait le principe de justice et d’égalité aux soins.

- Marc Delatte, CCNE


Même son de cloche chez le Dr Olivier-Jacques Bocrie, salarié de Medadom : « On reste ancré dans la médecine en faisant coexister les époques. Il ne faut pas opposer médecine et télémédecine, mais les voir comme complémentaires. » Mais quid des données de santé stockées par les logiciels vendus par des compagnies privées ? « Il faut éviter les dérives commerciales et assurantielles, prévient Marc Delatte. Si les compagnies d’assurances mettaient la main sur les index de santé, cela romprait le principe de justice et d’égalité aux soins. » Le Pr Patrice Queneau nous met aussi en garde : « Il faut que la télémédecine soit gérée, ou au moins contrôlée, par les professionnels de santé et les structures publiques. Attention à la récupération de la télémédecine par des firmes surtout intéressées par le business. Arrêts de travail, prescriptions médicamenteuses orientées vers certaines spécialités… C’est un enjeu éthique majeur ! » Au-delà du business, « des médecins peu scrupuleux vont aussi y trouver leur compte, craint Julien Borowczyk. Je plaide pour une formation systématique dans le cursus universitaire. »


Et la fracture numérique ?


N’y a-t-il pas un risque, si cette nouvelle pratique se généralise, de laisser au bord du chemin des personnes âgées peu adeptes des nouvelles technologies ? Cette nouvelle pratique ne va-t-elle pas creuser encore plus la fracture numérique ? Enfin, reste la crainte de passer à côté de quelque chose. Une petite fièvre persistante, une rhinopharyngite banale qui traîne un peu, n’est-ce pas le premier symptôme d’une affection plus grave ? « Une septicémie, une embolie pulmonaire, une infection du coeur, au départ, souvent ça ne ressemble à rien, rappelle Patrice Queneau. Rien ne remplace un examen poussé, ni même le fait de voir entrer le patient dans son cabinet, sa manière de marcher. La médecine est une science, mais aussi un art très difficile. »


Derrière l’écran, impossible de palper, de toucher, de réaliser un examen clinique qui est pourtant la base de la médecine. « Il faut savoir bien écouter, prendre tout son temps, admet le Dr Olivier-Jacques Bocrie. Si un patient m’inquiète en téléconsultation, je n’hésite pas à le rappeler et, au besoin, à demander des examens complémentaires et à le convoquer en cabinet ou à l’orienter vers un confrère. » « On craint toujours de faire une erreur, même après un examen clinique poussé, remarque Philippe Chambraud. Mais si l’humain est mauvais derrière l’écran de son ordinateur, il ne sera pas meilleur devant son patient ! »

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