Maintenir “l’élan vital” dans les Éhpad

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Émile, 90 ans et ancien maraîcher, se présente à la caméra sur un fauteuil roulant. Estelle Crespo, l’animatrice, lui chuchote de bien vouloir regarder son enfant à l’écran mais rien n’y fait. Ses yeux fixent le sol. Ses mains ne bougent pas. Sans doute pense-t-il à son amie, sa voisine d’étage, décédée le mois dernier. Et cela fait plusieurs jours que sa fille Marie-Claude ne lui a pas touché le visage, qu’elle ne lui a pas glissé de mots doux au creux de l’oreille.


« Tu manges bien, papa ? Tu as bien dormi ? », répète-t-elle à la tablette. C’est sa première visioconférence, dans une pièce étroite de la mairie de Bracieux (Loir-et-Cher), à 300 m de l’Éhpad la Bonne Eure qui, depuis jeudi 12 mars, proscrit toute visite extérieure, conformément aux consignes des autorités. Manque de chance : la 4G passe mal, la connexion est capricieuse. Il faudra poursuivre l’échange dans le couloir, près de l’entrée. D’autres familles sont attendues : des créneaux horaires de visite virtuelle sont calées pour les trois prochaines semaines.


Pour beaucoup de résidents, la perspective de mourir est moins terrifiante que celle de couper les ponts avec le monde extérieur.


La Bonne Eure a fermé ses portes aux proches mais aussi au prêtre, Didier Marie, et à sa messe du mercredi, au professeur de judo, au coiffeur, aux écoliers du village et à leurs ateliers créatifs, au club de bridge, aux artistes plasticiens en résidence, aux ainés du quartier habitués à fréquenter la cantine à midi. Le kinésithérapeute, qui met les gens debout, ou le podologue, qui soulage les pieds diabétiques, ont encore droit de cité. Mais tout ce qui a forgé la singularité de l’établissement – lieu de vie ouvert sur le monde – s’est évaporé à cause d’un virus féroce et invisible. Le Loir-et-Cher n’est pas encore un grand foyer infectieux et ces précautions sanitaires de « distanciation sociale » ne sont pas sans effets secondaires : pour beaucoup de résidents, la perspective de mourir est moins terrifiante que celle de couper les ponts avec le monde extérieur.


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Jacques Gardé, 94 ans, ancien enseignant, tient salon dans le hall. D’ordinaire, il observe le va-et-vient de l’entrée principale. Laquelle exhibe désormais un large panneau « sens interdit ». Son regard se porte, à défaut, sur Virginie la réceptionniste. Son épouse est à la cantine. On lui passe un téléphone : « Comme tout à chacun, il y a un grand doute sur ce qui peut arriver. En cette période de confinement, les souvenirs très anciens remontent à la surface beaucoup plus aisément que les souvenirs récents. » Jacques dit qu’il « vit dans une bulle ou plutôt un bunker ». Il pense à la guerre de 1939-1945. Il a connu l’occupation. Non loin, un relais de chasse solognot servait de garçonnière aux officiers nazis. « On a bien supporté la Wehrmacht, alors il faut se faire une raison. Ma femme et moi avons l’avantage d’aimer les livres. Ça nous permet d’éviter de regarder la télévision, toujours plus anxiogène. »


On a bien supporté la Wehrmacht, alors il faut se faire une raison.

- Jacques, 94 ans.


Jeudi 12 mars, une première réunion a été organisée pour les résidents. On leur a expliqué l’existence du coronavirus, on a recueilli toutes les inquiétudes. Madeleine, la doyenne de 101 ans, a libéré elle aussi ses souvenirs. « Elle est revenue sur l’épisode de la grippe espagnole vers la fin de la Grande Guerre et toutes ces morts inexpliquées », raconte Estelle. La pandémie touchait alors les personnes dans la fleur de l’âge, entre 20 et 40 ans. Les scènes de liesse, à l’Armistice, ont même accéléré la diffusion du virus…


Dans un bureau séparé, accessible depuis l’extérieur, on échange avec le directeur, Pierre Gouabault. Il vient de lancer un appel à dessins enfantins sur les réseaux sociaux, pour égayer le quotidien de ses résidents à l’isolement. Et inaugure une crèche pour les enfants du personnel de la Bonne Eure et de deux autres établissements à sa charge. « Nous disposons d’un ancien bâtiment de fonction et allons recruter un adulte pour quatre enfants. Même les collègues de l’ADMR, ces indispensables aides à domicile, pourront en profiter », dit Pierre Gouabault qui, à l’aube, est allé chercher sa première recrue, une étudiante, devant chez elle.


Gazette familiale


À la Bonne Eure, les idées jaillissent pour maintenir une gaité de vivre, préserver le lien affectif. Au-delà de la visioconférence, l’outil numérique Famileo retrouve une vitalité. Cette appli lancée en 2017 permet aux seniors de recevoir sous forme papier une gazette hebdomadaire collectant tous les contenus adressés par leurs familles depuis un Smartphone. Les petits textes et photos du quotidien sont ainsi collectés, mis en pages et imprimés chaque semaine à l’attention de 25 des 80 résidents de la maison de retraite. « On imprime aussi notre propre gazette au sein de l’Éhpad, qui raconte notre quotidien et qu’on envoie de manière électronique aux familles. » L’édition de cette semaine est, sans surprise, consacrée au Covid-19 et les fameux gestes barrage. La prochaine inclura l’interview d’un docteur spécialisé.


Une plus large partie des salariés – s’appuyant sur un quota d’heures supplémentaires déplafonné pour pallier l’absence des bénévoles – s’implique désormais dans toutes les animations, qu’il s’agisse des jeux de mémoire, jeux d’adresse avec petit ballon, ateliers de peinture adaptés, préparations de gâteaux ou de la lecture à haute voix de la Nouvelle République, le quotidien régional. Fort heureusement, le jardin sécurisé, au centre de l’établissement, reste ouvert. Depuis six mois, Jean Bernard, 57 ans, SDF du village, venait entretenir le poulailler et bichonner ses six occupants en échange de repas à la cantine. « Comme il ne peut plus rentrer, les poules sont gérées en interne. Jean Bernard peut encore récupérer ses repas en barquettes, mais aussi son linge propre », assure Pierre Gouabault.


Même si l’avenir est incertain, les résidents continuent de se projeter, en évoquant les sorties des mois à venir. Le brame de la mi-septembre en forêt de Chambord, synonyme de saison des amours pour les cerfs, est très attendu. « Notre crainte serait de voir apparaître des syndromes de glissement. Donner un but pour se lever chaque matin et ne pas les laisser se sentir enfermé… Bref, conserver l’élan vital, c’est vraiment notre priorité. »

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