Sur les traces du loup 

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Le loup se mérite : près de trois années, des nuits et des nuits de bivouac, été comme hiver, de longues heures de marche à travers le massif du Champsaur, dans les Hautes-Alpes, au-dessus de Gap, et des affûts comme de patientes retraites monastiques, pour enfin enregistrer les images d’une meute, adultes sur le sentier de la chasse, louveteaux s’ébattant dans l’herbe. « Croiser le regard du loup, c’est énorme, c’est accomplir un voyage dans le temps, se dire que d’autres hommes ont ressenti la même émotion, il y a 2 000 ans, au même endroit », s’enthousiasme Jean-Michel Bertrand.


Très loin des idées reçues


Cette quête presque spirituelle, il l’a racontée en 2017 dans la Vallée des loups. Et il la poursuit avec son nouveau film, Marche avec les loups. Un périple qui va des Alpes au Jura sur la trace des « dispersants », ces mâles et femelles qui partent à la recherche d’un nouveau territoire et franchissent parfois des centaines de kilomètres avant de s’établir. 


Une meute, en effet, « compte toujours quatre ou cinq individus, un couple reproducteur, le couple alpha, et des jeunes adultes nés d’une précédente portée », explique notre guide. Quand la femelle met bas, en mai, la meute grossit de quatre à huit louveteaux. Mais, un an plus tard, elle sera revenue à la même taille, à cause d’une forte mortalité et en raison du départ des « dispersants ». 


Adeptes du fusil et bergers ont Jean-Michel Bertrand dans le collimateur.


« Les loups, comme tous les grands prédateurs, s’autorégulent : leur nombre dépend de la disponibilité des proies. Sur un même territoire, grand de 200 à 300 km2, vous ne compterez jamais plus de 15 ou 20 sujets. » De quoi couper court aux coups de gueule des chasseurs qui accusent cet animal de les priver de gibier. Assurément, Jean-Michel Bertrand ne s’est pas fait que des amis en se prenant de passion pour le canidé. Adeptes du fusil et bergers – certains, du moins, pas tous – l’ont dans le collimateur. Le sujet, polémique, fait causer.


En caméra cachée


Pour l’heure, seul se fait entendre le bruit de nos pas sur la neige. Jean-Michel est en alerte. Tout l’émerveille dans cette nature aux couleurs encore relevées par la pluie. L’oeil scrute le chemin et les sous-bois. Il commente les empreintes qui se dessinent sur le sol blanc. Là, un chevreuil, plus loin, « en forme de Y », celles d’un lièvre, « aux pattes comme des raquettes ». Ou encore celles, petites, d’un écureuil, « deux marques parallèles devant et deux derrière ».


La neige fondue élargit les traces et complique parfois l’identification. Jean-Michel s’arrête. Et lance des sifflements stridents. Nous sommes près du repaire d’une chouette chevêchette. Répondra-t-elle ? Nous scrutons la cime des épicéas. Un concert monte : mésanges huppées et roitelets sonnent l’alarme, inquiets d’entendre leur prédateur. Mais l’intéressée ne se dévoile pas. Nous continuons jusqu’à une clairière. Jean-Michel me lance un défi : trouver la caméra planquée au milieu des conifères. Pas facile ! Bien camouflée, couverte de lichen, elle se confond avec le tronc des arbres. Ces caméras au déclenchement automatique, savamment disposées à des endroits stratégiques, permettent de renseigner sur l’éventuelle présence du loup. Sera-t-il passé par là ? Seul un renard et une promeneuse se sont fait régulièrement tirer le portrait.


« La résilience de la nature »


Jean-Michel vérifie la batterie de la caméra, et nous rebroussons chemin. Le vent du nord chasse par intermittence les nuages, et les crêtes enneigées se découpent autour de nous. « Si on regarde les photos du début du siècle dernier, le versant de cette montagne était entièrement pelé, occupé par l’agriculture, commente le cinéaste. L’exode rural, la reforestation et des mesures de protection ont permis le retour du loup. » Les premiers individus ont quitté d’eux-mêmes les Abruzzes pour s’aventurer dans le Mercantour au début des années 1990 et repeupler peu à peu les Alpes. 


Notre guide y voit un témoignage de « la résilience de la nature », non sans se montrer inquiet concernant le réchauffement climatique, particulièrement notable en cette fin décembre : la neige tombée en force au début du mois a été balayée par un coup de chaud. Au détour de la route forestière qui redescend vers la vallée, Jean-Michel pointe un piton. C’est là qu’il a filmé Tanguy, un aiglon ainsi baptisé car « il est resté sur ce rocher trois semaines, n’osant s’envoler, ravitaillé par ses parents ». L’aigle fut comme un catalyseur pour le cinéaste. « Quand j’étais enfant, si tu voyais un aigle tu avais tout vu ! Hier on comptait une trentaine de couples dans les Alpes, désormais ils sont une cinquantaine seulement dans le massif des Écrins. »


De l’Irlande à la Mongolie


Lui qui a grandi à Saint-Bonnet-en-Champsaur, avant de bourlinguer à travers le monde, filmant les enfants des rues de Belfast et leurs chevaux comme les nomades de Mongolie, a décidé, la quarantaine venue, de se poser dans les montagnes de son enfance. Las de « parler à la place des autres » et désireux de raconter cette nature qui l’environnait. « Gamin, je fantasmais sur ce qui se cachait au-delà des cimes, j’imaginais des elfes, des créatures fantastiques. »


Mais la réalité s’est révélée encore plus merveilleuse. Et Jean-Michel Bertrand a voulu en témoigner, filmant d’abord l’aigle royal dans Vertige d’une rencontre (2010). Le loup est venu ensuite, d’abord sous forme d’une intuition : cette nature préservée du Champsaur, riche en chevreuils, cerfs, bouquetins ou encore sangliers, ne cacherait-elle pas aussi des loups ? La réponse tenait presque de l’enquête policière. Il lui a fallu apprendre à lire les « hiéroglyphes » laissés par l’animal : une crotte, un jet d’urine délibérément versé pour marquer son territoire, une carcasse animale déchiquetée… 


C’est ce savoir accumulé sur le terrain qu’il partage aujourd’hui. Et, miracle ou coup de chance, au fond d’un vallon déjà déserté par le soleil en ce début d’après-midi, Jean-Michel me signale avec excitation des marques sur la neige, une longue trace qui s’éloigne du chemin et part vers un torrent. Pas de doute, c’est le loup ! Économe dans ses déplacements, l’animal, à la différence du chien, ne vagabonde pas, mais file droit, les empreintes postérieures recouvrant les antérieures, au point qu’il est parfois difficile de savoir si un seul individu est passé par là ou plusieurs. Jean-Michel pose une caméra sur un arbre. Encore un coin du Champsaur à explorer. Sa quête du loup continue. Magique et infinie.


Marche avec les loups, de Jean-Michel Bertrand et Bertrand Bodin, Salamandre.

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