Face à la justice, le rire au secours des enfants maltraités

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Ce mercredi après-midi, seuls les pas pressés du personnel médical viennent troubler le silence pesant de ce long couloir d’hôpital. Soudain, les trilles d’une clarinette retentissent, puis enflent à mesure que deux personnages improbables se rapprochent. Costume rouge à larges carreaux, chemise noire et bretelles, cheveux hirsutes, pour lui. Ample robe à fleurs verte et jupon jaune, bonnet de rugbyman pour elle. Nous sommes à l’hôpital de la Source, à Orléans (Loiret). Sur la porte de la salle d’attente de l’unité d’accueil médico-judiciaire du service pédiatrique (UAMJP), une pancarte prévient de ces visites impromptues : « Attention, ici passage de clowns, deux fois par semaine. »


Aujourd’hui, c’est au tour de Sophie Jude et de Vincent Pensuet, comédiens, de troquer leurs vêtements de quidam, pour se transformer en Mamzelle Zaza et Molotov, deux clowns de l’association le Rire médecin, qui égaient les jeunes patients des services pédiatriques du centre hospitalier régional (CHR) d’Orléans depuis 20 ans. Cet après-midi-là, ils ne passent pas de lit en lit pour distribuer de la joie aux enfants malades, mais vont se consacrer à Aïssata (le prénom a été changé), 3 ans, victime présumée de violence extra-familiale. La famille, venue la veille aux urgences, a rendez-vous avec deux officiers de police et Barbara Tisseron, pédiatre et médecin légiste, responsable de l’UAMJP, pour y être entendue.Ces unités ont été imaginées il y a 20 ans, par la Voix de l’enfant, une association de protection de l’enfance, en application de la loi Guigou, qui rend obligatoire l’enregistrement audiovisuel de l’audition de tout enfant victime de violence sexuelle. L’objectif de ces permanences en milieu hospitalier est de recueillir la parole de l’enfant dans un lieu unique, dédié, et sécurisant. Les professionnels – pédiatre, médecin légiste, psychologue, infirmière, assistante sociale, et enquêteurs – se rassemblent autour de lui. 


Je voulais pouvoir accueillir les enfants maltraités en leur consacrant le temps nécessaire aux soins médicaux.


Consacrer du temps au soin 


À Orléans, c’est Barbara Tisseron qui crée cette unité pluridisciplinaire en 2008. « Je voulais pouvoir accueillir les enfants maltraités en leur consacrant le temps nécessaire aux soins médicaux », témoigne-t-elle. En 2013, le dispositif s’est enrichi d’une salle d’audition filmée, puis, en 2017, d’une salle de confrontation protégée, qui permet de mettre l’enfant face à son agresseur par caméra interposée. En 2018, 850 enfants y ont été accueillis sur réquisition du procureur de la République, et 150 en dehors de toute procédure judiciaire. Généralement, l’enfant est d’abord entendu par un officier de police ou de gendarmerie dans la salle d’audition filmée, puis par la psychologue, avant l’examen médical par le pédiatre. Une vitre sans tain permet au pédiatre et à la psychologue de suivre l’audition, gravée sur DVD qui servira de pièce à l’enquête, pour éviter à l’enfant de répéter les faits lors des examens psychologiques et médicaux. « Depuis la création de cette unité, l’amélioration de l’accueil des enfants victimes est une préoccupation quotidienne », insiste Barbara Tisseron. C’est dans cette logique, qu’elle décide de faire appel au Rire médecin en 2014. Une expérience inédite.


Détendre l’enfant


Dans la salle d’attente dédiée à l’UAMJP, Marie-Laure Toulmé, l’infirmière, a pris la famille en charge. Elle leur explique d’une voix douce la procédure qui va suivre. Pendant que sa mère est entendue par la police, la petite Aïssata s’active dans l’immense coin dînette, le visage déterminé et le geste sûr, près de son père et de sa petite soeur. Molotov pénètre alors dans la pièce en jouant une douce mélodie, et s’affale sur un fauteuil. Sa comparse lui emboîte le pas en fredonnant. Le papa, abattu, esquisse un sourire. Mamzelle Zaza demande à boire à la petite. Sans un mot, Aïssata lui tend un verre avec sérieux et retourne à sa cuisine. « Madame, trois cafés ! » demande alors le clown. La petite s’exécute. Les clowns jonglent avec les tasses et les envoient dans le décor, sous le regard étonné de l’enfant. « Tiens, papa ! », dit Mamzelle Zaza en tendant la tasse au père de l’enfant, qui se détend, imperceptiblement. « Il est froid », répond-il. Molotov, allongé sur le sol, ronfle comme un sonneur. La petite soeur éclate de joie, sous le regard attendri du père.


Ces comédiens sont extrêmement fins dans l’analyse des émotions de l’enfant et de la famille.


Débloquer la parole


« Je ne pensais pas être amenée à rire dans ce service », admet Sophie Jude en ôtant son nez rouge. C’est Barbara Tisseron qui a convaincu le Rire médecin de l’intérêt pour son unité : « Je voulais replacer les enfants au centre. Eux aussi ont le droit de rire, de jouer ! » L’intervention des clowns dans ce contexte demande un savant dosage que seuls des comédiens professionnels peuvent maîtriser. « Si l’enfant prononce un mot durant le jeu, cela peut rendre la parole plus facile durant l’audition. Mais il ne faut pas non lui faire dépenser toute son énergie », explique Vincent Pensuet. « Ces comédiens sont extrêmement fins dans l’analyse des émotions de l’enfant et de la famille », confirme Barbara Tisseron. Pour Blandine Césard, psychologue clinicienne, spécialisée en psycho-victimologie au CHR d’Orléans, il est intéressant d’apaiser l’enfant dans certaines situations, de le distraire pour atténuer la tension. « D’un point de vue médical, cela fait diminuer le cortisol, l’hormone du stress, avec moins de confusion de mémoire, et plus de facilité pour l’enfant à rapporter ce qu’il a vu ou vécu. Cela ne rend pas l’événement moins traumatique, mais débloque certaines situations quand l’enfant ne veut pas s’exprimer », affirme-t-elle.


Accompagner la souffrance


Jusqu’à fin 2018, les clowns ne s’occupaient que de l’accueil des enfants maltraités et repartaient ensuite dans les autres services pédiatriques. Depuis, grâce à de nouveaux financements privés, ils consacrent deux demi-journées par semaine à l’UAMJP, ce qui permet d’attendre l’enfant à chaque étape de son passage. À leur contact, les infirmières du service « développent leur imaginaire », et s’inspirent de leurs techniques les jours où les clowns n’interviennent pas. Et si le rire s’invite dans ce lieu de douleur, il n’est pas question de nier la souffrance. « Nous l’accompagnons », conclut Molotov, se souvenant du jour où il a offert une pluie de mouchoirs à une mère en pleurs.


Depuis 1999, 64 UAMJP ont été créées par la Voix de l’enfant dont 5 ont une salle de confrontation protégée. En 2019, 5 nouvelles unités sont en projet. Elles sont financées à 70 % par des fonds privés, et à 30 % par l’État. www.lavoixdelenfant.org

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