Des seniors à l’Abord’âge !

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Philippe Michel lance son idée dans la conversation, comme un discret hameçon. « Je veux pêcher, mais les autres ne veulent pas. J’amènerai tout de même une ligne de traîne, pour le plaisir… » À quelques mètres de lui, une voix qui claque comme un hauban, celle de Bernard Gerbeau, l’un de ses compagnons de galère, que l’on croyait inattentif, embarqué dans une autre discussion, retentit avec force : « La pêche, non ! » Pas plus démonté que le lac Léman sous la bise, Philippe Michel ne renonce pas à son appât. Il n’en démord pas. « J’utiliserai ma ligne quand on aura un vent arrière… C’est vrai que la moindre algue offre une résistance à l’avancée du bateau, et qu’elle nous freinera. On a quand même 5000 km à faire ! » C’est un bout de chemin : 5000 km à la rame, sans assistance, à empoigner l’océan Atlantique à la force des bras. Près de deux mois à se laisser ballotter l’estomac sur un bateau en fibre de verre et carbone, de 8 mètres de long à peine. Entre 50 et 60 jours à se frayer, à la paluche, une route à travers les vagues jusqu’à la Martinique – arrivée en février. Les baroudeurs des mers ont fait le calcul : au moins un million de coups de rame seront nécessaires pour rallier les Antilles depuis les îles Canaries !


Début décembre, ils seront quatre à demeurer en alerte, à quai. Les rames à portée de la main, prêts à s’en aller creuser la mer. « On attendra qu’une fenêtre météo s’ouvre pour nous laisser passer », explique Philippe Michel. « C’est la bonne période pour partir, il n’y a plus de cyclones, les alizés qui vont sur les Caraïbes commencent à se lever et à se renforcer. On subira sans doute des orages, du côté des Canaries, mais après trois semaines difficiles, on devrait bénéficier de vents portants. » Ils sont quatre, comme les mousquetaires et les points cardinaux. Un quartette de fortes têtes que l’on aborde, ce jour-là, dans le port des Minimes de La Rochelle, à quelques semaines du départ. « Au départ du projet, nous ne nous connaissions pas. À l’arrivée, il faudrait que l’on soit devenus amis ! »


Il y a là Philippe Michel, de Mérignac (Gironde), infirmier psy en retraite, 68 ans, surnommé « le pédaleur fou », et donc pêcheur contrarié ; Bernard Gerbeau, de Talence (Gironde), 71 ans, ancien navigateur aérien et commandant de bord dans le transport aérien militaire, dit « l’amuseur public » ; Philippe Schucany, 61 ans, ancien membre de la police scientifique dans le canton de Neuchâtel (Suisse), surnommé « le couteau suisse » ; et enfin Philippe Berquin, le « skipper d’aventures », un Nantais (Loire-Atlantique) de 60 ans, manager à la SNCF : toujours en activité professionnelle, il a déjà traversé quatre fois l’Atlantique – à la voile et à la rame – et deux fois le Sahara… en char à voile. Ces gars-là, aux caractères bien trempés, complices et complémentaires, n’ont rien de moussaillons. Hissons le mot : ce sont des « seniors ».


L’âge n’est pas un lest qui plombe 


C’est précisément l’enjeu de ce défi : montrer que l’âge n’est pas un lest qui plombe l’existence. « Les gens qui sont classés comme “seniors” sont presque considérés comme des êtres finissants ! », se rebiffe Bernard Gerbeau. « La vieillesse est bien sûr inéluctable, mais nous voulons montrer que l’on peut repousser certaines limites et bien vieillir : être intellectuellement vigoureux, actif, avoir une hygiène de vie, monter des projets et surtout faire du sport ! » Eux-mêmes s’accordent à reconnaître qu’ils sont des « récidivistes des défis sportifs » : le skipper Philippe Berquin est parachutiste et coureur de marathons, Philippe Michel pratique le canoë-kayak, le ski de fond et a parcouru à vélo la Guyane, le Surinam ou l’Australie… 


De leurs côtés, Bernard Gerbeau et Philippe Schucany, spécialistes de l’aviron, rament comme les Shadoks pompent : ils ont participé plusieurs fois au Tour du lac Léman. C’est d’ailleurs lors de cette régate de 160 km, qui use les bras comme des bielles, que le projet est né, en 2018. « Tout le monde ne peut pas traverser l’Atlantique à la rame ou gravir l’Everest à cloche-pied, nous sommes bien d’accord ! Évidemment, il est déconseillé de se mettre brusquement au squash à 50 ans si l’on n’a jamais fait de sport. Pourtant, après avoir consulté un médecin, tout le monde peut faire de la marche, du jogging ou de l’aviron. Pratiquer une activité, c’est aussi sortir de l’isolement, et renouer des relations sociales », insiste Philippe Berquin.


Nous voulions montrer que le sport pouvait aider non seulement à mieux vieillir, mais aussi à ralentir certaines maladies.

- Philippe Berquin


Il y a deux ans, ce navigateur émérite a traversé l’Atlantique à la rame, en compagnie de Gilles Ponthieux, un dentiste, atteint de la maladie de Parkinson. Lors de ce défi, sur une embarcation de 7 mètres de long, les deux acolytes ont effectué les 2600 miles en 52 jours de navigation. « Nous voulions montrer que le sport pouvait aider non seulement à mieux vieillir, mais aussi à ralentir certaines maladies. Lorsque Gilles est revenu de notre périple, sa neurologue a réduit son traitement et les soins médicaux de 30%. » En Suède, un septuagénaire, Åke Jonson, qui pouvait à peine marcher il y a 15 ans, souffrant d’ostéoporose, est devenu célèbre en se métamorphosant en sportif accompli : aujourd’hui, à 77 ans, après avoir commencé le sport par le vélo, il participe à des championnats d’athlétisme avec les vétérans. Des études l’ont prouvé : la pratique d’une activité sportive est bénéfique et peut engendrer une baisse de la mortalité (voir encadré).

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