À Reims, la reconstruction vertueuse de la cathédrale

Standard


Les cloches sonnent peu, non par pudeur, mais pour limiter les vibrations de son squelette fragilisé. Car le traumatisme fut colossal. En 1914, Reims se trouve sur la ligne de front et le 19 septembre, une pluie d’obus allemands s’abat sur la ville. La cathédrale Notre-Dame prend feu. Ses échafaudages de bois s’embrasent, les gargouilles dégobillent du plomb fondu. En quelques heures, la charpente en chêne disparaît. Il semble alors vain de secourir l’édifice tant la guerre fait rage – Reims subit au total 1051 jours de bombardements – et bien d’autres obus suivent, décapitant les statues, perçant les voûtes à sept endroits.


Peut-on sauver toutes les églises ?


Comme pour Notre-Dame de Paris aujourd’hui, l’émoi est mondial. Dès 1917, une Société des amis de la cathédrale est créée, avec pour principale mission de trouver l’argent pour permettre sa reconstruction. Rapidement, une riche famille américaine se manifeste : les Rockefeller. Ils paient pour une charpente de béton – totalement innovante à l’époque – et une nouvelle toiture de plomb, dont la crête retrouve ses fleurs de lys dorées supprimées du temps de la Révolution. On rouvre des carrières pour renouveler les pierres mutilées de ce trésor gothique. En 1972, le palais du Tau mitoyen devient un musée où le visiteur se retrouve « nez à nez » avec toutes les statues déposées, comme un Goliath de cinq mètres enveloppé dans sa cotte de mailles.


20 ans pour rendre la cathédrale aux fidèles


Hélène Bureau est la petite-fille d’Albert Nigron, bâtisseur creusois missionné par l’architecte rémois Henri Deneux pour rénover la cathédrale. Il fallut 20 ans à son grand-père pour rendre la cathédrale entière aux fidèles. Ce chantier pharaonique amena une main-d’œuvre nouvelle, de Creuse évidemment. « C’étaient des paysans qui ont rejoint leurs fermes avec tellement de fierté quand tout fut terminé ! », se souvient-elle. Quand son père Émile, fils d’Albert, meurt en 1977, l’entreprise familiale est cédée au rival rémois Léon Noël : « J’avais 13 ans à l’époque et ma mère restait au foyer. Elle ne se voyait pas du tout gérer 50 tailleurs de pierres. » Encore aujourd’hui, c’est la société Léon Noël qui mène les travaux sur la cathédrale, ce bien public. Comme ce mois-ci, avec les travaux d’étanchéité de la terrasse reliant les deux tours. L’étaiement des trois statues-colonnes du portail central est programmé pour l’été.


On pourrait presque dire que chaque coup de burin ou de truelle est scruté par Patrick Demouy, docteur en histoire médiévale. La cathédrale fait battre son cœur, ni plus ni moins. « J’ai 68 ans et je l’étudie depuis mon enfance. Ce qui m’intéresse le plus, ce sont les messages des vitraux et des sculptures, car ils ont encore des choses à nous dire ! Ils nous invitent à plonger dans les psaumes et la liturgie pour entrer en communion avec le bâtiment », dit l’esthète, dont le grand-oncle italien, sculpteur de la vallée d’Aoste, participa à la reconstruction. Dehors, assis sur un banc, l’homme contemple des anges blancs impassibles, alignés sur les contreforts. Un moment de répit après une matinée de chant, à prêter sa voix de baryton à la maîtrise de Reims, un chœur d’enfants fondé en 1285. « La façade de Notre-Dame de Paris est très géométrique, avec des proportions extrêmement calculées. À Reims, les architectes ont davantage joué sur les profondeurs qui accrochent les ombres et les lumières. Regardez comme, au-dessus des pignons, les lignes diagonales contribuent à l’élan de la cathédrale : tout est fait pour élever les regards ! »


Des blessures de guerre


Désormais, les urbanistes rémois font tout pour encourager ce mouvement. Il y a 20 ans, le parvis pavé s’est débarrassé de son rond-point. « Non sans mal, car les édiles de l’époque craignaient que les touristes ne viennent plus si on les empêchait de se garer au pied de la cathédrale ! » Les voitures ont ainsi été refoulées à l’extérieur d’un « banc continu » construit légèrement en hauteur et presque en demi-lune. Un palace au restaurant panoramique s’apprête à succéder à une caserne de pompiers. Un café jazzy a déjà remplacé un garage. « Devant tant de beauté, c’est quand même plus sympa de savourer une flûte de champagne que d’y réparer un moteur, n’est-ce pas ? », s’amuse Patrick Demouy.


L’effervescence touristique autour de Notre-Dame n’a pas effacé toutes ses blessures de guerre. Augustin, Sénégalais de 30 ans, est professeur de physique-chimie dans un lycée des Ardennes. Ce catholique pratiquant a été sacristain durant ses années étudiantes et revient souvent à la cathédrale saluer ses amis. « Rien ne me rendait plus heureux que de préparer l’autel avant chaque messe. Pendant ce temps-là, des artisans étaient affairés à réparer enfin la grande rosace, sur la façade principale. L’échafaudage était impressionnant, leur boulot immense… Ça a duré trois ans. Alors, quand votre Président annonce que le chantier de Notre-Dame durera cinq ans, j’ai un peu du mal à y croire… »


Une rénovation ne se contente pas de restituer la beauté de l’édifice ; elle le documente ! 

- Jean-Pierre Laurent, recteur de Notre-Dame de Reims


À Reims, sur les recommandations d’un comité d’experts, le maître d’ouvrage décida de conserver certains éclats d’obus autour de la rosace, considérant que l’épisode guerrier appartenait pleinement à l’histoire de la cathédrale. De la même manière, une main coupée au XVIIIe siècle ne fut pas restituée à une statue lorsqu’il fallut lui redonner un coup de frais. Ou des prothèses de plomb du XVIe siècle, conçues par économie pour camoufler des animaux de pierre défigurés, sont restées dans ce métal lors d’une grosse rénovation.


« Avec tout ça, j’ai compris qu’une rénovation ne se contentait pas de restituer la beauté de l’édifice ; elle le documente ! », témoigne Jean-Pierre Laurent, recteur de Notre-Dame. Le prêtre s’interrompt pour aiguiller une touriste brésilienne en quête d’une chapelle, afin de prier pour un proche malade. Il reprend : « Des fouilles ont été menées l’été dernier dans les jardins entourant la cathédrale. Des archéologues ont découvert deux rues antiques et un cimetière médiéval !»


De la galette des Rois frangipane aux souvenirs du chalet de Noël, en passant par la boîte de biscuits roses à l’effigie du joyau gothique, les Amis de la cathédrale multiplient les produits dérivés pour que chaque Rémois ou visiteur du bout du monde ressente l’envie de contribuer au financement des futurs chantiers, « Et pas seulement l’État ou les grosses maisons de Champagne, insiste l’historien Patrick Demouy, car la beauté de Notre Dame est et restera universelle ».

Leave a Reply