“Le numérique est un choix pédagogique irrationnel“

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Cette année, 175.000 collégiens et écoliers ont fait leur rentrée avec une tablette numérique. Concrètement, qu’est-ce que cela va changer pour ces élèves ?


Ils vont passer de plus en plus de temps devant des écrans, à l’école comme à la maison. Les méthodes et les pratiques d’enseignement – cours, exercices, contrôle des connaissances, travaux en groupe… – vont être adaptées dans l’ensemble des disciplines pour utiliser le vecteur numérique, selon la volonté du ministère de l’Éducation nationale. Cela se fera progressivement, en fonction des matières plus ou moins aisément « numérisables », de l’enthousiasme plus ou moins prononcé des professeurs et des directeurs d’établissements, des moyens alloués par les collectivités territoriales.

Le « plan numérique pour l’école », décidé par François Hollande en 2014, se met en place. D’ici quelques années, l’ensemble des 3,3 millions de collégiens seront équipés d’une tablette, si rien ne vient l’interrompre, et si un autre support technologique n’a pas remplacé la miraculeuse tablette entre-temps.


En classe, les nouvelles technologies ne font-elles pas gagner du temps à tout le monde, aux élèves comme aux enseignants ?


Pour les profs, sans doute pas. Il faut, par exemple, trouver des vidéos sur Internet et les télécharger, s’assurer que tout fonctionne dans la salle de classe, prévoir un « plan B » s’il y a un ­problème technique – ça arrive régulièrement –, remplir le cahier de texte électronique, les logiciels de note, enregistrer ses cours pour les vidéos de « classes inversées » (pour faire travailler les élèves à la maison avant le cours, de manière à utiliser le temps de la classe pour faire des exercices ou poser des questions, ndlr). Autant de temps qui ne sera pas consacré au programme ou aux échanges avec les collègues.


Toujours plus rivés sur leurs écrans, les enfants sont déconnectés de leur environnement immédiat.


L’école numérisée grignote du temps aux parents – qui doivent eux aussi se connecter le soir après le travail. Quant aux enfants, les voilà toujours plus rivés sur leurs écrans, « connectés au monde » et aux « ressources illimitées » du numérique, à des logiciels intelligents qui leur soumettent des exercices, mais ils sont plus que jamais déconnectés de leur environnement immédiat, passent moins de temps dehors… et d’ailleurs en deviennent myopes !


Mais ces nouveaux dispositifs ne permettent-ils pas de mieux apprendre, de motiver les élèves, d’améliorer leurs performances, de les rendre plus épanouis ?


Il semble malheureusement que non. Non seulement il n’y a aucune corrélation entre la performance des systèmes scolaires des différents pays de l’OCDE et leur niveau de numérisation, mais des études scientifiques permettent de démonter un à un les arguments en faveur du numérique.


Leur difficulté à se concentrer est indéniable.


On n’apprend pas mieux avec un écran ou une vidéo, mais parce qu’on produit du contenu. Les enfants seraient plus motivés par les tablettes ? Mais on confond la fascination exercée par le support et la motivation pour le contenu. Ils seraient plus concentrés ? Mais leur difficulté à se concentrer – indéniable – ne vient-elle pas justement de leur pratique des écrans en dehors de l’école ? Opter pour le numérique, c’est faire un choix pédagogique irrationnel…


Vous considérez à ce titre que ce plan numérique est le fruit d’une idéologie.


Oui, c’est la croyance que la technologie va tout résoudre. Malgré les beaux discours sur la formation des professeurs, les contenus pédagogiques, c’est toujours la voie de l’équipement en matériel qui est privilégiée. C’est ainsi depuis plus d’un siècle : cinéma, radio, télévision, « machines à enseigner », premiers ordinateurs, aujourd’hui tablettes et tableaux numériques, à chaque nouvelle technologie on allait révolutionner l’enseignement. Avec les résultats qu’on sait…


Avec les milliards d’euros du plan numérique, on pourrait créer des milliers de postes ­supplémentaires.


Pourtant, à chacune des promesses du numérique – motivation, pédagogie plus ludique ou plus active, rythmes d’apprentissage différenciés, etc. – il existe des alternatives sans technologie, dont certaines ont déjà été testées et ont fait leurs preuves. Mais pour innover de nos jours, le numérique, ça fait plus sérieux. Avec les milliards d’euros du plan numérique, on pourrait créer des milliers de postes ­supplémentaires (permettant de dédoubler certaines classes, ou de conserver et renforcer l’enseignement des langues anciennes par exemple), ou offrir gratuitement aux élèves l’accès à des activités artistiques : musique, théâtre, dessin, sculpture… Là, on commencerait à réduire les inégalités.


Justement, comment expliquez-vous que la « fracture numérique » soit en train de s’inverser ? Les enfants de milieux défavorisés seraient aujourd’hui les plus équipés…


La fracture n’est plus sur le taux d’équipement ou l’accès à l’Internet à haut débit. La barrière économique est devenue minime, grâce à la baisse des coûts des équipements obtenue par la production à grande échelle et l’utilisation d’une main-d’œuvre chinoise aux conditions de travail déplorables. Les familles qui exercent un contrôle parental plus important, qui s’impliquent davantage dans la vie scolaire, sont sans doute plus conscientes des risques d’un usage incontrôlé des écrans et d’Internet. On limite, on négocie, on recule l’âge du premier équipement, on accompagne et on discute, on ne met pas l’ordinateur en accès libre dans la chambre à coucher.


L’école numérique induit une attention parentale accrue.


Il y a donc une fracture « cognitive », sur les compétences, plutôt que matérielle. L’école numérique promet de la réduire en formant tout le monde. Mais cela ne marche pas, c’est même le contraire, car elle induit des pratiques qui réclament une attention parentale accrue, comme aller chercher des informations sur Internet pour son exposé (sans tomber sur des horreurs), ou regarder sérieusement une vidéo de son prof en classe inversée (sans traîner en parallèle sur les réseaux sociaux)…


Dans un essai retentissant – et polémique – sur les méthodes d’apprentissage fondées sur les principes de Maria Montessori, l’institutrice Céline Alvarez déclare que la petite enfance n’a pas besoin d’écrans. La contestation du numérique est-elle une simple mode ou une prise de conscience ?


Nous ne pouvons qu’être d’accord avec Céline Alvarez quand elle affirme que les écrans n’ont que peu d’effet sur l’apprentissage des jeunes enfants, qu’ils les privent des interactions humaines nécessaires, qu’ils détraquent leur système attentionnel et leur capacité de concentration, que pour développer leur intelligence, il leur faut aussi renouer avec la nature, apprendre à faire pousser des radis et s’occuper d’animaux. De plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer les risques du numérique, en particulier chez les plus jeunes. Il serait déraisonnable de ne pas les entendre.


On expérimente les écrans jusque dans les maternelles et les crèches !


 L’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), dans un rapport récent (Exposition aux radiofréquences et santé des enfants), recommande un usage « modéré et encadré », mentionnant explicitement les effets sur les fonctions cognitives (mémoire, fonctions exécutives, attention) et le bien-être des enfants – sans qu’on sache bien si c’est lié aux électrofréquences ou à l’usage même des téléphones et des tablettes. Et que fait-on parallèlement ? On généralise le Wi-Fi, on équipe, on expérimente les écrans jusque dans les maternelles et les crèches !


L’école parfaite, serait-ce une cure de digital detox ?


Oui, en quelque sorte, même s’il ne s’agit pas de revenir à « l’école d’avant ». Nous avons qualifié nos enfants de digital natives, mais c’est nous qui leur transmettons notre addiction technologique. Ils imitent d’abord leurs parents, puis leurs camarades ou leurs aînés. Or, l’école numérique légitime, banalise, incite à l’utilisation des écrans. Imaginons combien d’heures nos enfants passeront dessus, après la généralisation des exercices sur tablette, les « 50 % d’e-learning » que certains préconisent déjà, en y ajoutant les devoirs en ligne, la consultation du cahier de texte, des logiciels de note et du blog de classe, le visionnage des vidéos de « classes inversées » à la maison… et il faudra encore caser les jeux vidéo et les réseaux sociaux ?


Une école libérée des écrans pourrait être pour les enfants une zone refuge.


À l’inverse, une école libérée des écrans – les ordinateurs sagement cantonnés à une salle informatique et les téléphones déposés à l’entrée de l’établissement – pourrait être pour les enfants une zone refuge, un espace de plénitude et de reconnexion au réel, elle pourrait informer les familles sur les risques psychosociaux liés au numérique avec des initiatives du type « une semaine sans écrans ».


 


> À lire


Le désastre de l’école numérique (Le Seuil, 2016), par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.


 


Pourquoi les Lois naturelles de l’enfant de Céline Alvarez a fait polémique

Elle est retournée à l’école pour entreprendre une petite révolution. Elle, c’est Céline ­Alvarez, « chercheuse » en méthode d’apprentissage. Son livre les Lois naturelles de l’enfant (Les Arènes, 2016) est un succès de librairie. Mais pourquoi certains, dont l’Éducation nationale, veulent-ils la coller au piquet ? Parce que de 2011 à 2014, Alvarez a mené en classe maternelle une expérience inspirée par les méthodes de ­Montessori, à Gennevilliers. Elle a tout bouleversé, et les résultats ont été impressionnants. Alors, quand l’institutrice s’est vu retirer son matériel pédagogique, elle a tout simplement claqué la porte. Depuis, dans les conférences qu’elle donne partout en France, elle ferraille contre une institution qui ne se serait pas seulement trompée sur des détails mais « sur les fondations de notre école » elles-mêmes.

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