Et si nous arrêtions de courir sans cesse ?

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« En retard, toujours en retard ! » Le Lapin blanc de Lewis Caroll, 150 ans plus tard, est toujours d’actualité. Au pays des merveilles, que découvre Alice, le temps est déréglé au point qu’il n’y en a jamais assez (le Lapin blanc court sans cesse) ou bien qu’il s’immobilise (le Chapelier fou décide de ne vivre qu’à l’heure du thé). Sommes-nous si loin de cette fiction ? Alors que le développement des technologies de production et de communication n’a jamais été aussi poussé, dans les sociétés occidentales, les individus souffrent toujours plus du manque de temps et ont le sentiment de devoir courir toujours plus vite, prévient le sociologue allemand Hartmut Rosa, dans Aliénation et accélération (la Découverte). Au même moment, le temps s’arrête pour les plus vulnérables qui ne peuvent pas suivre la course. Autant de problématiques liées à l’accélération de nos modes de vie, de travail, de consommation, qui seront traitées au congrès national du Mouvement chrétien des cadres et dirigeants (MCC), à Paris, les 12 et 13 novembre. Autour du thème « Accélérer, jusqu’où ? L’homme au coeur du mouvement », divers intervenants à ce congrès, membres du MCC ou acteurs économiques et sociaux livrent ici des pistes pour replacer l’humain au centre, mais aussi pour ne pas négliger son identité propre au coeur de la course.


« Si je suis apaisée, j’apaise autour de moi »


Laure Le Douarec, Intervenante au congrès du MCC, auteure du Guide pratique de l’intelligence collective (Souffle d’or).


« L’accélération faisant partie de notre environnement, qu’on le veuille ou non, mieux vaut composer avec cela plutôt que de lutter contre en s’épuisant. Notre attitude individuelle a en outre un impact sur notre entourage. Si je suis apaisée, j’apaise le monde autour de moi. Pour garder l’équilibre au coeur du mouvement, la question est donc : quelle énergie est-ce que j’accepte de mettre dans telle mission, quelles sont mes limites ? Suis-je en train de me dénaturer ? Par exemple, il y a des missions éthiquement et/ou professionnellement bonnes, mais il y a aussi la manière dont je les mène à bien : si je bouscule les gens car je suis toujours en retard ou sous pression… Attention à ne pas se laisser emporter dans la course, au détriment de nous-mêmes et de ceux qui nous entourent. Face à la diversité de nos tâches et à l’amplification de nos champs d’action dans tous les domaines, l’enjeu est donc à la fois simple et complexe : respecter ce que je suis et savoir ce que je veux. Dans le “jargon” de “l’intelligence collective” (méthode pour favoriser la cohésion d’un groupe et la connaissance réciproque des membres, ndlr), cela s’appelle conserver sa “verticalité”. Dans les ateliers que je propose aux entreprises, je distingue ainsi ce qui est de l’ordre du “moi” : comment je me perçois dans le groupe et comment j’évolue dedans ; et ce qui est du “nous” : comment nous avançons ensemble ? Cette dernière étape dépend en effet en premier lieu de l’énergie que j’apporte au groupe en tant qu’individu. Parmi les ateliers proposés, certains permettent aux salariés, tous niveaux hiérarchiques confondus, d’apprendre à se connaître et à se présenter individuellement, hors des codes habituels. Cela consiste par exemple à s’asseoir en cercles, sans tables, pour établir un véritable échange d’être humain à être humain. D’habitude, les gens sont “cachés” derrière leur bureau, leur ordinateur, ou même derrière leur fonction – j’ai réalisé récemment que certains salariés n’osaient pas s’exprimer devant les plus “gradés”. Cet exercice dévoile les personnalités, provoque la parole et l’écoute. Celle-ci est d’ailleurs un axe central au coeur de l’action. Nous devrions parler et écouter en proportion équilibrée. Or nous sommes systématiquement en train de parler. Pourtant l’écoute libère une puissance génératrice : elle appuie sur le bouton “on” de celui qu’on laisse parler. Un employé écouté développe sa capacité à imaginer et à créer. Mais cette démarche demande de l’humilité : le manager ou le chef de projet qui agit ainsi brille parce qu’il fait briller l’autre. Et ce n’est pas intuitif. »


> Mon conseil : Conserver sa verticalité, prendre le temps d’écouter tout autant que de parler.


« Allier performance et humanité »


Yvan Wibaux, cofondateur de Evaneos.com, plate-forme de voyages sur mesure.


« Notre entreprise n’a cessé de croître depuis sa création, il y a sept ans. En moins d’un an, nous sommes passés en 2016 de 50 à 100 salariés. Malgré cette accélération, nous continuons de miser sur les envies et la créativité de nos salariés : ceux-ci sont porteurs de leurs projets. Nous proposons ainsi un management qui investit autrement le temps et les exigences de rentabilité : on s’éloigne de l’image du salarié « rivé » à son ordinateur de 9 h à 19 h sous la direction d’une hiérarchie « verticale », pour y mettre plus de flexibilité. Nos salariés travaillent en petites équipes au nombre variable selon les projets. Chapeautées par un chef d’équipe – qui n’est pas là pour imposer seul les objectifs, mais pour aiguiller, guider -, elles choisissent leurs propres horaires et leurs heures de réunions. Ceux qui veulent faire du télétravail, en concertation avec le groupe, sont libres de le faire. Les équipes sont maîtresses de leur organisation. Par ailleurs, les salariés ont accès à tous les chiffres de l’entreprise et sont libres de réagir à ce sujet auprès de la direction. Parmi les employés, nous avons aussi un groupe de volontaires qui réfléchit à la bonne organisation de l’entreprise au fur et à mesure de son développement, tandis qu’un autre pense à l’aménagement de nos locaux et à la manière dont nous pouvons être le mieux possible pour travailler (espaces de bureaux, plantes…). Notre philosophie revient finalement à considérer que le temps du salarié ne doit pas être seulement investi dans la course à la performance de l’entreprise mais aussi dans son développement “humain”. »


> Mon conseil : En entreprise, rendre les équipes maîtresses de leur organisation, libres de choisir ensemble leurs horaires et leurs heures de réunions.


« Il ne s’agit pas seulement de manger »


Albert Guihard, Membre du MCC, ancien cadre de la fonction publique territoriale, adjoint à l’urbanisme et à l’environnement, à Saint-Nicolas-de-Redon (44).


« Cela vaut le coup, pour nous tous, acteurs de la filière agroalimentaire, consommateurs compris, de nous arrêter cinq minutes pour réfléchir à notre alimentation. Aujourd’hui, nous avons tout. Nous pouvons manger tous les produits du monde, où que nous soyons ou presque. On ne souffre pas de faim en Occident. Mais au bout de la chaîne, en France, il y a un agriculteur qui se suicide tous les deux jours. Il est donc aberrant d’être indifférents à ce que nous mettons dans nos assiettes, à ne pas nous interroger sur la qualité de ce que nous mangeons ou d’où vient notre plat du jour. Cela passe non seulement par le fait de (re)prendre le temps de cuisiner, mais aussi de s’extraire de la course au produit le moins cher, sous prétexte de renforcer notre pouvoir d’achat. Car les agriculteurs subissent nos modes de consommation. Il faut observer que la part de l’alimentation dans le budget des ménages est passée de 21 % en 1970 à 13 % aujourd’hui. En outre, seulement 7 % ou 8 % de la valeur de notre assiette vont au producteur. Tout le reste est transformé. C’est toute une philosophie de vie que nous sommes en train de retrouver : il ne s’agit pas seulement de manger mais d’habiter un pays, d’en connaître les terroirs ; de donner de notre temps et aussi de notre argent aux gens qui fabriquent ce que nous mangeons, en rencontrant les producteurs dès que possible, par exemple. Dans cette folie de la vitesse, il y a quelque chose qui nous fait passer à côté de la saveur de la vie. Quels paramètres puis-je prendre en compte dans mes comportements sociaux pour atteindre mes objectifs ? Suis-je au service de ma propre personne ou d’un ensemble de personnes ? »


> Mon conseil : S’arrêter cinq minutes pour s’interroger sur la qualité de son assiette, reprendre le temps de cuisiner, de rencontrer des producteurs.


« Entrons dans la “slow city”, la mobilité douce »


Martin Lesage, Membre du MCC, intervenant au congrès, fondateur et directeur de CitéLib (38).


« En créant Citélib (système de partage de voitures pour des usages personnels ou professionnels, ndlr), je souhaitais mutualiser les flottes automobiles, encombrer moins, polluer moins, améliorer notre qualité de vie. 50 % de notre chiffre d’affaires est réalisé avec des usages professionnels. Cette initiative rejoint la “slow city”, ou “mobilité douce”. Le but est de réduire l’accélération liée à la voiture, notamment en agglomération. Nous invitons les usagers à raisonner en termes plus collectifs et économiques. Il y a tellement de voitures qui “dorment” sur leur parking ! Avec l’autopartage, les utilisateurs substituent à la voiture, dès qu’ils le peuvent, des moyens de déplacement qui font gagner du temps dans les bouchons. On transforme ainsi de grosses accélérations en mouvements plus lents et plus réguliers. En général, chez nos clients, un changement de comportement s’opère et un autre type de vie s’ensuit. J’en ai moi-même fait l’expérience. Après que mes enfants ont cassé les deux voitures que je leur avais données et alors que je devais un jour réparer la dernière que nous avions, j’ai décidé de la mettre à la casse et de ne plus en racheter. Et je me suis mis à utiliser le vélo pour les courtes distances, et le train pour les trajets professionnels ; ou encore l’autopartage pour une urgence ou un trajet plus pratique en voiture. J’ai réalisé qu’il y avait toute une vie qui se passait dans ces temps de transports en commun : dans le train on travaille, on échange, on lit, on prie. À vélo ou à pied, je m’arrête et croise des amis. Je me suis mis à aller plus souvent au marché et dans les petits commerces, et à espacer les courses au supermarché, où, pour le coup, on croise moins les gens. Nous sommes en train de quitter un système urbain “déshumanisant”, qui consiste à séparer les zones d’activité et d’habitat. En privilégiant un système d’urbanisme mixte, on permet aux gens de recentrer leur vie quotidienne dans un lieu de vie où ils peuvent freiner leur consommation globale : essence, argent, temps, énergie, stress… et recréer du lien social. »


> Mon conseil : Raisonner son transport journalier en termes plus collectifs, recentrer sa vie quotidienne, ses achats sur son lieu de vie.


« Nous devons favoriser un sentiment de confiance »


Marc Mortureux, membre du MCC, Directeur général de la prévention des risques au ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer.


« Notre société n’est pas seulement en crise, elle se métamorphose profondément. Tout s’accélère sous l’impulsion des nouvelles technologies. Ce futur est plein de promesses mais fait germer de nouveaux risques : les ondes émises par les objets connectés qui nous envahissent, les milliers de substances chimiques nouvelles qui apparaissent chaque année, les nanoparticules dont nous connaissons mal l’impact sanitaire… Les risques accidentels sont aujourd’hui bien maîtrisés mais de plus en plus d’interrogations apparaissent quant aux risques “chroniques” (risques invisibles et qui portent sur le long terme, ndlr) engendrés par notre exposition quotidienne à toutes sortes de pollutions de notre environnement au sens large, de la qualité de l’air à nos habitudes de consommation. Nous étudions donc les liens, plus ou moins avérés scientifiquement selon les cas, avec la forte progression de pathologies graves qui frappent les personnes de plus en plus jeunes, comme certains types de cancer, le diabète, l’asthme, l’infertilité ou encore l’obésité. Mais nous devons aussi composer avec les libertés individuelles. Notre société entretient un rapport assez ambigu avec le risque. Nous sommes prêts à en prendre au niveau personnel mais nous ne supportons pas l’idée d’un risque subi par notre environnement. Prenons l’exemple des cabines de bronzage : on a la preuve scientifique que le rayonnement UV génère un haut risque de cancer de la peau. Il en va de même pour les excès de tabac ou d’alcool : où s’arrête la liberté individuelle, où commence le rôle de l’État ? Cette société en pleine mutation est très stimulante mais laisse beaucoup de gens au bord de la route, en manque de repères. Dans l’exercice de mes responsabilités, je crois beaucoup à la collégialité : ne jamais laisser seule une personne en train de se noyer et mettre en place un type de management qui libère la parole. Il y a une question d’éthique et d’équilibre qui se joue au coeur de l’accélération de notre monde, pour garder l’homme au centre. Tous les employés n’ont pas la même capacité de rythme de travail mais chacun a des compétences utiles, pour peu qu’on les valorise. Dans notre culture du travail “vite fait et bien fait”, les risques psychosociaux qui pèsent sur les personnes ne sont pas négligeables. Pas seulement à cause de la charge de travail mais aussi à cause de la responsabilité assumée lorsqu’on traite de risques majeurs, comme dans le secteur nucléaire ou industriel. À la Direction générale de la prévention du risque (DGPR), nous nous attachons à ne jamais laisser un inspecteur assumer seul ses responsabilités, qui peuvent apparaître vite écrasantes et paralysantes. Nous sommes globalement dans une société anxiogène. Nous devons favoriser un sentiment de confiance, fruit d’un travail d’équipe et de décisions assumées collectivement. »


> Mon conseil : Favoriser la prise de responsabilité collégiale et le travail d’équipe face à un monde anxyogène.


 


Le MCC vous donne rendez-vous :

Les 12 et 13 novembre, le MCC propose aux Docks de Paris, à Saint-Denis (93), deux jours de réflexion et d’échange, ouverts à tous, sur le thème : « Accélérer, jusqu’où ? L’homme au coeur du mouvement. » o Avec le physicien Étienne Klein, le jésuite Alain Thomasset, la directrice de l’Ena Nathalie Loiseau, le philosophe Hartmut Rosa… http://congres.mcc.asso.fr

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