Pourquoi désire-t-on changer de vie ?

Standard

Pourquoi certaines personnes décident-elles de « tout plaquer » ?

Notre rapport au temps a beaucoup changé. Dans la période après guerre, on était dans une conception d’un temps stable orienté vers le futur, porté par la notion de progrès, très linéaire et prévisible. Il s’agissait aussi d’un temps « masculin », quantifiable… On fait une seule chose à la fois. C’est le travail qui prime, et les autres aspects de la vie sont occultés, notamment la vie de famille. Avec la féminisation du monde du travail, la problématique d’un temps « féminin » a fait irruption avec la « double journée » des femmes qui doivent faire preuve d’une constante disponibilité temporelle. Le temps « masculin » linéaire est remis en question. Les incertitudes sont plus présentes aujourd’hui, notamment dans un contexte de crise, qui empêche de se projeter dans l’avenir. La vie ­programmée était l’objectif il y a 30 ans, mais plus maintenant. On sait désormais que l’on ne va pas faire carrière dans la même entreprise et que l’on n’exercera pas tout le temps le même métier. Ce qui était marginal et stigmatisé durant les années 1970 ne l’est plus aujourd’hui : il existe des possibilités plus grandes de changer radicalement, parce que cela correspond aussi aux structures capitalistes qui valorisent le court terme, le temps présent, la nouveauté, la surprise, le renouveau systématique, et qui ringardisent ce qui se construit dans la durée. Ce « présentisme » est problématique pour une société, dans son rapport au passé et à l’avenir. Et l’on peut considérer que le fait de tout plaquer est une autre illustration de ce nouveau rapport au temps.

Existe-t-il un profil type des personnes qui décident de changer de vie ?

Attention à la généralisation ! Prendre la décision de changer radicalement de vie suppose certaines prédispositions sociales et culturelles, un réseau. Cela suppose aussi que la personne en question puisse prendre le risque de tout quitter. L’argent est évidemment un facteur important, mais pas seulement, ce sont les dispositions culturelles et sociales surtout. On ne repart jamais de zéro, on commence une autre étape avec les capitaux (sociaux notamment) que l’on possédait déjà. Quelqu’un de pauvre et précaire est toujours à zéro, et son choix de partir ailleurs pour tenter sa chance demeurera invisible et restera ­inaperçu en tant que changement de vie radical.

Pourquoi cet appétit pour l’étranger ?

C’est une banalité de dire que dans une société mondialisée, la mobilité en province ou à l’étranger est devenue une pratique courante. Mais elle est loin d’être généralisée et correspond à une strate sociale plutôt supérieure, même si des programmes universitaires comme Erasmus y ont fortement contribué. Partir à l’étranger est valorisé socialement, pour acquérir une nouvelle langue ou de nouvelles ­compétences. C’est un risque à prendre, et si l’on revient, on pourra toujours le considérer comme une expérience bénéfique.

Y a-t-il une contradiction entre l’enthousiasme que semble susciter la bifurcation biographique et la réalité du monde dans lequel nous vivons ?

Notre système ne prévoit pas aujourd’hui des changements de vie profonds, car on ne conçoit pas la possibilité de revenir en arrière. Contrairement au système canadien, par exemple, qui est beaucoup plus souple, en France, tout notre avenir se joue au collège et au lycée. Un jeune en difficulté qui quitte le système scolaire de manière précoce ne pourra pas facilement reprendre ses études et sera considéré en échec et voué à une carrière professionnelle difficile et précaire. Avec un tel système de formation, on entretient une vision très linéaire du temps, les possibilités de bifurquer sont minimes.

Dans le monde du travail, on rencontre les mêmes difficultés : un CV avec des trous ou des écarts de trajectoire est suspect. C’est très paradoxal d’applaudir les changements abrupts de vie alors qu’on ne cesse de valoriser le parcours classique et précoce (bac, études supérieures, emploi). Les métiers changent et la société aussi. Mais nos institutions scolaires et professionnelles, les critères des entreprises sur la carrière de leurs employés ne suivent pas. Il faudrait introduire plus de flexibilité dans nos parcours en se formant tout au long de notre vie, sans pour autant renforcer la précarité. 

* Marc Bessin est sociologue au CNRS et directeur de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris). Il a dirigé l’ouvrage Bifurcations. Les Sciences sociales face aux ruptures et à l’événement (La Découverte).

[...]

 

> Retrouvez l’intégralité de cette interview et notre dossier “Changer de vie, le grand fantasme de l’été” dans le numéro 3542 de La Vie, daté du 22 août, disponible en kiosque et version numérique.

Leave a Reply