Fête de la nature, tous sentinelles

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« Au départ, je n’avais aucune formation scientifique ou naturaliste particulière. C’est la curiosité d’observer ce qui se passait dans mon jardin et mon environnement proche qui m’a guidé. » À 60 ans et l’âge de la retraite, Serge ­Sougakoff, ancien steward à Air France, s’est pris d’une soudaine passion pour les hôtes voltigeants de son havre de verdure, un jardin de 800 m2 autour de son pavillon, situé sur les hauteurs de Crégy-lès-Meaux, une commune de 4700 habitants à une soixantaine de kilomètres de Paris. Une zone à l’image de ce département de Seine-et-Marne, entre ruralité préservée et urbanisation galopante, mais où la biodiversité, même malmenée, ne demande qu’à s’exprimer. 

Mésanges bleues et charbonnières, rouges-gorges, mais aussi geais des chênes, chardonnerets élégants – une espèce menacée – et verdiers n’ont plus de secrets pour lui. « J’ai deux postes d’observation privilégiés : l’un de la fenêtre de mon bureau, l’autre de ma chambre. Je peux les compter – et les admirer – sans être vu. » Pour attirer davantage ses nouveaux amis, Serge étudie désormais avec soin la moindre modification de son jardin : plantation d’arbustes à fleurs et de rosiers aux noms poétiques, mangeoires et nichoirs en hauteur (pour les éloigner des chats), potager écologique (sans pesticides) et même un projet de mare pour obtenir le label de refuge de la Ligue de protection des oiseaux (LPO). « Je les nourris également tout l’hiver avec du tournesol et des boules de graisse. C’est un budget important, mais si je peux contribuer à préserver ne serait-ce qu’un seul oiseau, cela suffit à mon bonheur. Car je me dis que tout ce comptage doit aider les scientifiques du Muséum dans leur travail… »

« Quand on a mis en place notre premier observatoire des papillons, en 2006, cela n’allait pas de soi. Certains collègues parlaient de “pseudo-sciences” à propos des débuts de ce réseau de sciences participatives », se souvient Romain Julliard, devenu directeur scientifique du programme Vigie-nature et du Centre d’écologie et des sciences de la conservation (Cesco) au Muséum national d’histoire naturelle. Après dix ans, les résultats sont là, tant quantitatifs que qualitatifs. « Si l’on additionne tous les réseaux que l’on a mis en place successivement, sept observatoires grand public – papillons (en 2006), bourdons (2008), escargots (2009), photographies des insectes pollinisateurs (2010), sauvages de ma rue (2011), oiseaux des jardins (2012) et Birdlab (2015) – et d’autres pour les naturalistes, les professionnels (comme certains agriculteurs, toutefois peu nombreux) et les enseignants, on arrive à un total de 15 000 personnes sollicitées chaque année », informe Romain Julliard. Cet engouement citoyen permet un travail scientifique.

De précieux renseignements

« Ces collectes faites par des amateurs nous donnent des renseignements précieux, à la fois sur les impacts du changement climatique, la modification de l’occupation des sols due à l’urbanisation et sur les conséquences des pratiques agricoles ou de jardinage. Cela a nourri plus de 80 publications dans des revues scientifiques internationales », révèle Romain Julliard. L’exemple le plus célèbre – certes dû majoritairement au réseau anglo-saxon, bien plus ancien et étoffé que celui de la France – reste l’enquête Stoc (Suivi temporel des oiseaux communs), publiée en 2012 par la revue Nature Climate Change. Grâce au travail patient de 10.000 « amateurs » amassant, entre 1999 et 2008, 1,5 million d’observations en Europe, elle a permis d’établir que les communautés d’oiseaux et de papillons étaient remontées vers le Nord respectivement de 37 et de 114 kilomètres, en raison du réchauffement climatique. « Sans eux, nous passerions à côté de cette menace qui pèse sur la biodiversité ordinaire », souligne Romain Julliard.

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Ainsi, Pauline Pierret, jeune thésarde de 24 ans, travaille en ce moment dans les locaux du Muséum sur les « oiseaux du jardin et les pratiques agricoles aux alentours ». « Mon hypothèse de départ – à confirmer – est que le nourrissage des oiseaux granivores par les particuliers, surtout l’hiver, remplace celui qu’ils pouvaient jadis trouver dans les champs, avant la généralisation des pratiques de l’agriculture intensive », confie-t-elle. Pour étayer sa thèse, Pauline se sert des 7079 observateurs des oiseaux de jardins que compte désormais l’Hexagone. De fait, les sciences participatives, balbutiantes en France il y a 10 ans, sont de plus en plus reconnues par les pouvoirs publics. En 2012, à la demande du ministère de l’Écologie, Gilles Bœuf, alors directeur du Muséum national d’histoire naturelle, avait rédigé un volumineux document sur l’Apport des sciences participatives à la connaissance de la biodiversité en France. Il y avait estimé à 2 000 le nombre d’associations œuvrant en ce sens. Parmi elles, la LPO, Tela ­Botanica, Noé Conservation ou encore la Fondation Nicolas Hulot et la Fondation nature et découvertes, qui sont d’ailleurs les fidèles accompagnatrices des programmes mis en place par Vigie-nature et le Muséum.

En février 2016, c’est à la demande du ministère de l’Éducation que François Houllier, président de l’­Institut national de la recherche agronomique (Inra), avait rédigé un autre rapport, titré Sciences ­participatives en France : état des lieux, bonnes pratiques et recommandations, dans lequel il notait que la France était désormais « dans le top 3 européen, derrière le Royaume-Uni et les Pays-Bas ». Et nul doute que la fête de la Nature, qui en sera cette année à sa 10e édition, en popularisant l’observation des petites bêtes – des vers de terre aux coccinelles –, a beaucoup fait pour cette montée en puissance. « Organisons mieux cette observation, mais surtout ne bridons pas sa spontanéité », recommandent d’ailleurs, quasiment de concert, ces deux rapports.

Penser à l’étape suivante

Mais y a-t-il un profil type de ces amateurs, véritables sentinelles de la nature ? « Pas vraiment, répond Anne Dozières. Le plus jeune a moins de 10 ans et le plus âgé 90 ans. Mais, en général, on peut quand même dire que ce sont plutôt des ­préretraités ou des retraités, vivant dans des zones rurales, et des femmes. » Cette jeune coordinatrice de tous les programmes de Vigie-nature à destination du grand public est en train de traiter les 3 000 réponses à une enquête. Elle en présentera les grandes lignes à Berlin, fin mai, lors d’un colloque européen sur les sciences participatives. « Ce qui est clair, précise-t-elle, c’est que la motivation première est d’aider à la préservation de la biodiversité. » Romain Julliard pense déjà à l’étape suivante. Dans le cadre des « investissements d’avenir » financés par l’État, il développe un projet intitulé « 65 millions d’observateurs ». Objectif ? « Créer à côté de Vigie-nature un Vigie-ciel et un Vigie-mer, pour que chaque citoyen devienne un observateur attentif de toute la biodiversité. » Le projet devrait se concrétiser en 2017. La barre est placée très haut.

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