Nos photos de famille ont évolué avec nous

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C’est une boîte pleine de portraits aux bords dentelés ou un album relié qu’on retrouve avec un plaisir intact dans la maison de vacances : l’arrière-grand-mère en mariée, l’oncle en soldat, la chronique d’un autre siècle. Ainsi s’écrit la mémoire des familles depuis la démocratisation de la photographie. Comment a-t-elle traversé le XXe siècle jusqu’à la révolution du numérique ? Que reste-t-il de l’album de famille à l’ère du Smartphone ? Irène Jonas, photographe indépendante, sociologue et fondatrice de l’association d’éducation à la photo Regarde !, nous éclaire sur les enjeux de ce support de transmission.

 

À quel moment la photo de famille a-t-elle pris ses distances avec le portrait de groupe, posé, chez le photographe ?

À la fin du XIXe siècle, la marque Kodak met sur le marché américain un appareil simple, à la portée des non-professionnels. L’appareil photo ­commence alors à entrer dans la famille. La pratique est encore très codifiée, nettement inspirée du cliché de photographe, face à l’objectif, mais la pose se modifie légèrement. En France, on parle de photographie amateur à propos de ces photos de famille réalisées par la famille, d’abord réservées à une élite bourgeoise ou aristocratique. Quand arrive la guerre de 1914-1918, les conscrits vont se faire photographier chez un professionnel, cette fois, et laissent un portrait avant de partir. Les soldats en reçoivent dans les tranchées. L’objet se démocratise peu à peu.

Le grand tournant arrive avec le Front populaire. Avec les congés payés, la photo de famille se fond dans la photo de vacances. L’appareil photo entre dans les classes moyennes. On sort des studios et on se photographie entre soi. Dans les années 1940-1950, la famille se centre de plus en plus sur l’enfant. La société reste marquée par les institutions, mais s’ouvre aux loisirs. Dans les albums, il y a toujours les mariages et les baptêmes, mais aussi des scènes de plage, de gymnastique en plein air, de repas en commun.

Mai 1968 a-t-il changé nos pratiques ?

En 1963 déjà, Kodak invente l’­Instamatic, très simple d’emploi (c’est le slogan « Clic-clac, Kodak »), pas cher par rapport aux anciens appareils, petit, maniable et ne nécessitant aucun réglage. On considère alors qu’il peut être utilisé par les femmes, tenues à l’écart de la ­technique. Sous leur impulsion, les images de la famille deviennent plus intimes et quotidiennes. Le contexte disparaît, reflet de la montée de l’individualisme : on se focalise clairement sur les personnes. Dans les années 1970, les institutions perdent du poids. L’union libre concurrence le mariage. On a moins d’enfants, on est davantage axé sur eux. On immortalise les anniversaires, qu’on ne fêtait pas forcément avant, et de nouveaux moments : la femme enceinte, le nouveau-né, la pendaison de crémaillère, l’enfant sur le pot…

C’est aussi une nouvelle manière de photographier…

Oui, on cesse de demander à l’enfant : « Regarde-moi ! » La réduction des temps de pose permet d’aller plus vite. Et l’apparition du téléobjectif de ne plus être collé à la personne. L’appareil a donc tendance à « disparaître » ; on cherche les moments volés, des instantanés qui « restituent le naturel ». On essaie de montrer non plus le meilleur de soi, dans la pose et le sérieux. Mais le bonheur. Si l’enfant sourit, ce n’est pas parce qu’on le lui a demandé, mais parce qu’il est heureux… Le critère n’est plus la réussite, mais le bonheur. C’est une autre norme : c’est ainsi que la famille veut être vue. Il y a toujours des variantes sociales, cependant. La pose, la volonté de se montrer dans ses plus beaux habits demeure plus longtemps dans la classe ouvrière, notamment. Dans les années 1980, on utilise à la fois des appareils compacts et reflex. Les thèmes restent les mêmes. Mais on ajoute éventuellement la recherche de la belle photo, « à la manière de ».

Quelles sont les conséquences de la révolution numérique ?

L’arrivée des appareils numériques, des Smartphone, et la masse de photos qui en découle posent la question du tri et du stockage. Le principe des sauvegardes n’est pas encore entré dans les mœurs. Qui possède vraiment toutes ses photos, rangées, classées, en deux exemplaires sur deux supports différents (ordinateur, disque dur externe, CD ou tirages) ? On s’expose à de vrais trous de mémoire pour l’avenir. L’apprentissage du tri n’a jamais été fait dans la photo de famille. On faisait deux pellicules de 24 ou 36 poses pendant les vacances. On jetait les trois vues qui étaient vraiment ratées, et on remplissait l’album avec le reste. Alors qu’à l’inverse, un photographe professionnel en sauverait à peine trois. Aujourd’hui, on photographie le quotidien en continu. Et on ne sait plus quel cliché choisir parmi 1 000. Et le tri est tellement chronophage. Traditionnellement, c’était souvent les femmes qui déposaient les pellicules au laboratoire et soignaient la mémoire de la famille. Elles ont mis du temps à s’emparer des outils informatiques, une fois les photos prises, comme le transfert des images du téléphone à l’ordinateur. Et elles ont délaissé par la force des choses les domaines qui étaient jusque-là les leurs : le tirage et l’album.

Mais on revient peu à peu à l’album avec les livres photos numériques…

Par rapport aux albums de tirages volants que l’on peut manipuler, modifier, ou aux boîtes de photos en vrac, le livre photo est figé, et il est identique pour tout le monde. Or la mémoire, il faut se l’approprier, la reconstruire. Les gens optent pour l’événementiel : les vacances en Croatie, le mariage… Ils ont en revanche renoncé à l’album chronologique. Du coup, que fait-on de la crémaillère, de l’anniversaire… ? Il y a sans doute un équilibre à trouver. Sinon, de nombreuses traces risquent d’être perdues. Le paradoxe, c’est que l’on photographie toujours plus le quotidien, or il n’est pas mis en mémoire, il est seulement stocké. Le plasticien Christian Boltanski dit que l’on meurt deux fois : « Une première fois, puis une seconde quand on voit une photo de vous, et que plus personne ne sait qui vous étiez. » La vie familiale est en perpétuelle évolution. Il y a plus de familles recomposées qu’à la fin du XXe siècle par exemple. Avant, l’album de photos passait en ligne directe. Plus maintenant. Tout cela n’a pas fini d’avoir des conséquences sur la mémoire des familles et sa ­transmission.

Comment y remédier ?

D’abord en se renseignant sur les sauvegardes. Un CD comme un disque dur externe se dégrade. Ensuite, en s’astreignant à trier et à classer, par année, par thème… Enfin, en constituant les albums de ce que l’on a vraiment décidé de transmettre. Avec deux autres photographes, nous avons monté l’association Regarde !, qui intervient dans les écoles. On apprend aux élèves à regarder ce qu’ils veulent photographier, à faire moins d’images, à cadrer, à agir consciemment. Moins on regarde ce qu’on photographie, moins on regardera le résultat après. Sans cette éducation-là, comment choisir entre 30 photos similaires ? Il faudra passer par le constat que l’exhaustivité est impossible. On ne pourra pas laisser dans les héritages des milliers de photos à chaque génération. La mémoire n’est pas un stock infini. Elle implique de choisir.

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