L’ennui, un sentiment à redécouvrir

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Cela fait des siècles que les sociétés occidentales urbanisées en font l’expérience : dès lors que sa sécurité et sa survie sont assurées, l’homme s’ennuie. Mais c’est sans doute de cet état consenti que sont nées les créations les plus raffinées. Dans un livre documenté, rieur et même provocateur, Patrick Lemoine, psychiatre, docteur en neuro­sciences et auteur de S’ennuyer, quel bonheur ! (Armand Colin, 2007), explore tous azimuts l’histoire de l’ennui, de la fin’amor à la zoologie, de la Bible à ­Heidegger. Il nous explique pourquoi il défend la place d’un ennui créateur contre la tentation de « meubler ».

 

L’état d’ennui est souvent chargé d’une connotation négative. Pourquoi ?

D’abord, il y a deux formes d’ennui. L’ennui pathologique, symptôme de la dépression et d’autres maladies psychiatriques, qui est improductif et douloureux. Et l’ennui « normal », positif voire indispensable, qui s’apparente à la rêverie, et que je défends. C’est quand même un ennui consenti, sur lequel on a une relative maîtrise. Quand vous ne savez pas combien de temps cela va durer (dans une salle d’attente) ou que vous n’avez pas vraiment le loisir d’être absorbé dans vos pensées (en voiture sur l’autoroute), c’est toujours plus difficile. Mais l’ambiguïté a aussi été entretenue par la culture catholique. Avant que le mot ennui n’apparaisse, on parlait d’acédie pour les moines qui s’éloignaient de Dieu en rêvassant, rompant avec le contrat social du couvent, de la prière et des tâches en commun. Lorsqu’on ne fait rien, on risque d’avoir des pensées impures, voire des gestes interdits. D’un autre côté, l’inaction peut aussi engendrer la prière et la création. D’ailleurs, la réflexion est peut-être la part la plus importante de la Création, Jéhovah lui-même consacrant le reste de l’histoire à se reposer !

Ce sentiment est-il universel ?

L’ennui n’existe pas dans la nature. Et il y a des ethnies qui n’ont pas de mot pour l’­exprimer. Quand on lutte pour sa survie, on ne s’ennuie pas, même s’il s’agit de rester sans bouger pour surveiller une proie, ou de vérifier que l’on n’est pas attaqué. Les Chinois n’ont pas non plus de vocable pour le dire. Dans les cultures orientales, la méditation a une place centrale. Et l’ennui représenterait un décalage entre l’homme et son environnement, ce qui va à l’encontre de la recherche d’harmonie. En Occident en tout cas, l’ennui est une production des sociétés sédentarisées et urbanisées. Dès lors que vous savez que votre nourriture et votre sécurité sont assurées, vous commencez à vous payer le luxe de l’ennui.

Mais c’est de là que peut naître la création…

Le XIIe siècle en Europe, qui aurait vu naître le mot et sans doute le concept, est une période de relative sécurité et prospérité. L’outillage se perfectionne, les villes se développent. C’est aussi le siècle des ­croisades. La gente dame en haut de sa tour avec sa ceinture de chasteté, qui attendait le retour de son chevalier croisé, trouvait le temps long. Comme les guerriers hyperactifs qui se retrouvent prisonniers ou exilés. L’amour est fait d’attente interminable. L’ennui qui naît de l’éloignement et du désœuvrement engendre alors la poésie. C’est la grande période de l’amour courtois en littérature.

Vous distinguez cependant la création de l’invention.

L’invention serait plutôt du côté de l’évitement de l’ennui, de l’activisme de ceux qui trouvent inadmissibles de rester sans rien faire. En général, de deux techniques existantes, les inventeurs font une troisième. On est dans le développement plutôt que dans la création, qui, de Mozart à Einstein, se fait ex nihilo. Le génie de Léonard de Vinci s’exprime mieux dans sa peinture que dans ses machines à mon avis.

Vous opposez aussi l’ennui aux loisirs.

Il me semble que l’on dépense beaucoup d’énergie à meubler les moments d’ennui. Le mot vacances par exemple renvoie bien au vide, à la vacuité. Le principe, c’est d’être allongé sur la plage sans même lire ! La civilisation latine, qui était celle de la sieste, « s’anglo-saxonnise ». Les protestants n’ont d’ailleurs pas de tradition de vie contemplative. On fait donc 1000 choses pendant les vacances, des visites culturelles, des stages, du sport. Cesser de travailler signifie s’activer autrement. Les vacances à thème deviennent des loisirs. Les deux ont leur intérêt, mais l’un ne remplace pas l’autre. D’ailleurs, les clubs de vacances qui ont connu leurs grandes années avec des activités obligatoires à toutes les heures ont un peu freiné car les gens en ont eu ras le bol.

L’ennui peut-il s’apprendre ?

Quand on observe des bébés, il y a ceux qui savent rester seuls dans leur berceau, à tricoter avec leurs doigts ou à regarder des taches sur le mur. Et ceux qui hurlent dès qu’ils sont réveillés. Difficile de démêler l’inné de l’acquis… Le bébé s’adapte à la réaction des parents, mais il y a aussi des tempéraments. Cela dit, ça se cultive. Il y a des familles où l’on ne supporte pas de laisser les enfants quelques minutes sans rien faire. Je vois des parents qui passent leur temps libre à courir, du foot au dessin puis aux louveteaux, faire des burn-out. Laisser son enfant 10 minutes sans lui proposer une activité n’est pas cruel. Les enfants trop sollicités deviennent des intolérants à l’ennui et donc plus facilement addicts. Dès lors que l’on n’est pas capable de rester face à soi-même, on fait avec ce que l’on a. La drogue, l’alcool et… pourquoi pas l’addiction numérique ? L’ennui à petites doses dès la petite enfance permet de développer l’imagination, la créativité, l’introspection, une forme d’autonomie. Je suis reconnaissant à mes parents de m’avoir laissé m’ennuyer dans le jardin à regarder les oiseaux !

 

> Retrouvez notre dossier consacré à la “déconnexion” dans le numéro 3543 de La Vie, disponible le 25 juillet en kiosque et en version numérique

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