Être père aujourd’hui, un rôle à réinventer

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« Quel père avez-vous été ? Quel père êtes-vous ? Que vous ont appris vos enfants ? » Il y a quelques mois, La Vie lançait un appel à témoignages qui a beaucoup inspiré nos lecteurs masculins de 30 à 75 ans. Les nombreuses lettres nourries, parfois lyriques, que nous avons reçues sont un vrai bonheur. Une lecture rafraîchissante dans le concert de propos sur la paternité que l’on trouve dans les essais, les guides et les magazines. Car, malgré le torrent de livres, de points de vue contradictoires qui circulent sur le sujet depuis l’émergence des « nouveaux pères » dans les années 1980, il est toujours aussi difficile de dire une fois pour toutes ce qu’est un père. « C’est une question qui m’habite toujours même si mes trois enfants sont adultes », écrit Jacques, 65 ans. Vous relevez pourtant le défi avec cœur.


« Les témoignages de vos lecteurs sont très riches »
, affirme Laurent Ott, à qui nous les avons fait lire. Père de deux enfants de 18 et 28 ans, ancien instituteur, enseignant dans une école d’éducateurs et fondateur d’une association qui accueille des enfants dans des ateliers de rue à Long­jumeau (Essonne). « Ces lettres regorgent de thèmes qui sont autant de pistes pour tenter de définir la paternité moderne, tâche ardue à une période où l’on parle plus volontiers de “parentalité”, un néologisme qui gomme les différences entre père et mère. »


Pour l’historien André Rauch, la re­­cherche d’une définition du rôle du père date de 1968. C’est étrangement l’année où les Français ont été invités pour la première fois à lui souhaiter sa fête. Deux ans plus tard, la loi entérinait l’autorité parentale conjointe. À la fin des années 1970 paraissaient les premiers articles sur les « papas poules » dont la sollicitude toute maternelle brouillait les repères ancestraux. Or, le nombre des divorces a explosé, rendant la présence des pères plus fragile. Et depuis quelques années, on les accuse d’avoir perdu leur « autorité » tandis que grandissent les incertitudes éducatives, la confusion des rôles et la crainte de perdre l’amour de son enfant.


Cette recherche de sens, nul d’entre vous n’y a échappé. Ceux qui ont élevé leurs enfants dans les années 1970 ont été des pères très différents de la génération précédente. Les parents des années 1970 sont assez sévères avec la génération précédente. « J’ai donné à mes enfants une éducation basée sur l’autonomie, la confiance, l’écoute, écrit Serge, 62 ans, très différente de celle que j’ai reçue, qui était une autorité de diktat, comme celle de 90 % des enfants des années 1950. » « J’ai été un père accompagnateur, à l’inverse du mien qui était sûr de lui, plein de principes, pratiquant une éducation proche du dressage, dit Jean-Jacques, 65 ans. Ma vie était la sienne. J’ai eu du mal à affirmer ma personnalité. »


Les plus jeunes ont eux aussi conscience qu’aucun mode d’emploi n’est disponible. « Le métier de père, dit Florian, 34 ans, trois filles de 6 ans – des triplées –, est un rôle à inventer, un délicat équilibre à trouver entre l’évidence charnelle de la maternité et l’antique figure du pater familias édictant les règles de vie en société et veillant à leur respect. » Les pères divorcés, quant à eux, doivent déployer beaucoup de volonté et d’énergie pour conserver leur place et assurer leur présence auprès de leurs enfants.


Car, être père, c’est être présent, disent la plupart de vos lettres. « Contrairement à la mère, un père est obligé de le rappeler, souligne Laurent Ott. Cela ne va pas de soi. » Guillaume, 34 ans, découvre que ses enfants ont besoin de très peu de choses matérielles pour être heureux. « Ce qui compte, c’est d’être ensemble. » Simon-Pierre, 45 ans, divorcé, n’a pas hésité à expliquer à son patron qu’il avait obtenu une garde alternée et que, par conséquent, il devait réaménager ses horaires et renoncer à se déplacer une se­­maine sur deux. À prendre ou à laisser. « Quand on est parent, nos enfants passent avant tout. J’ai adapté mon rythme de travail et choisi mon domicile pour être près d’eux. J’ai cessé toute activité de loisirs. Ma tâche de père m’absorbe suffisamment. »


Serge, 62 ans, regrette d’avoir manqué de disponibilité pour ses enfants, à cause d’une carrière prenante de cadre. Il aurait aimé être plus présent pour aborder avec eux des questions importantes, les accompagner lors de problèmes de santé ponctuels. Jacques tempère : « Pendant plus de 20 ans, du lundi au vendredi, j’étais en province, pensant à mes enfants mais sans les voir quotidiennement. Le père est un personnage “en creux” pour les enfants, la mère est un personnage “en plein”, elle interagit quotidiennement. Un film israélien, Broken Wings, et un français, le Premier Jour du reste de ta vie, m’ont éclairé sur ce point. Les pères y sont peu loquaces, peu participatifs, mais ils sont présents. Ils sont un élément de stabilité. Dans Broken Wings, c’est quand il disparaît qu’on se rend compte de la place qu’il tenait. Un père est attendu, espéré dans les moments difficiles ou exceptionnels, accidents de la vie ou échecs, les enfants savent qu’ils peuvent compter sur lui. »


« Difficile de concilier sa vie personnelle et sa vie professionnelle », écrit Emmanuel, 46 ans, trois enfants de 18 à 23 ans. « Aujourd’hui, dit-il, en étant mon propre patron, j’ai plus de flexibilité et je suis plus disponible quand je sens que mes enfants ont besoin de moi. J’ai l’impression de pouvoir vivre plus facilement mon rôle de père. » Ce dilemme ne serait donc pas réservé aux mères. À la bonne heure !


Pour les plus jeunes, il est évident que cette présence comprend aussi les soins quotidiens, comme en témoignent Guillaume, Pierre-Marie et Simon (nos photos). « Les pères répondent comme les mères au besoin de l’enfant, souligne Laurent Ott. Ils peuvent sans problème assurer des tâches similaires. Mais ils se comportent différemment. Les hommes – qu’ils soient pères, éducateurs, enseignants –, ont tendance à pousser les enfants vers l’inattendu, l’inconnu, à prendre des risques. Ils ont plus de distance avec la question de la norme. »


Être père, c’est surtout être à l’écoute, dites-vous.
« Cela rejoint mon constat d’éducateur. Dans tous les milieux, je vois des pères très proches de leurs enfants. Sauf exception, ils ont des relations de confiance avec eux. Le problème principal, aujour­d’hui, c’est que beaucoup de pères sont disqualifiés par la précarité. Comment encourager ses enfants quand le chômage vous fait perdre votre légitimité ? Les garçons, en particulier, risquent alors d’exprimer cette absence de soutien par l’agressivité. Il faut avoir conscience que son père joue un rôle dans la société pour imaginer en avoir un soi-même. »


« C’est donner l’exemple, dire ce que l’on fait et faire ce que l’on dit, être cohérent », assure Jacques. « Ma mission est d’être là pour les accompagner et leur donner les moyens de se réaliser et de réaliser leurs projets », écrit Emmanuel. « C’est leur donner des racines et des ailes », écrit Philippe, qui se décrit libéral, de la « génération Dolto », « sauf quand il fallait les protéger d’un danger ou corriger un manquement grave. »


Vos enfants vous ont appris la pa­­tience et l’humilité. « Je suis patient de nature, dit Pierre-Marie, 33 ans. Eh bien, je dois l’être encore plus ! » « Il faut mettre son amour-propre dans sa poche pour aller confier ses problèmes à un tiers, reconnaît Simon-Pierre, qui a demandé de l’aide à l’École des parents de Nantes pour renouer le dialogue avec sa fille. Avec le recul, je me dis qu’il n’est pas honteux de s’appuyer sur d’autres. On n’a pas la science infuse parce qu’on est parent. »


Toutes vos lettres – même celles des pères blessés – expriment la grandeur de la tâche, une expérience d’ordre spirituel. « Devenir trois fois père du jour au lendemain a constitué à la fois une surprise absolue, un immense défi à relever et la plus belle aventure de ma vie », écrit Florian, papa de Lucia, Clara et Stella, triplées de 6 ans. « Depuis leur premier jour, en m’apprenant à oser la douceur et la tendresse, elles m’ont fait comprendre que la seule chose de prix en ce monde était l’amour, le respect et l’attention que nous portions à l’autre. Dans leur regard qui pétille, leurs rires ou leurs larmes qui sèchent après un chagrin, je me sens plus fort et plus grand, à la fois utile et essentiel. » Lyriques, on vous dit !


Jacques Musset, dans la lettre qu’il nous a adressée, intitulée Sur la paternité spirituelle, s’est longuement attaché à montrer que la paternité, c’est plus qu’élever un enfant. « En réalité, dit-il, est père tout être humain qui, par son témoignage, sa qualité d’écoute et de communication, engendre autrui à son humanité, lui donne le goût de la vérité, de l’authenticité, de la présence à soi, l’aide à avoir foi en lui et en autrui, lui révèle ses capacités, le confirme dans certaines intuitions, le soutien et l’encourage dans la création de sa propre voie sans rien lui imposer. En réalité, nous exerçons cette paternité spirituelle d’abord par ce que nous sommes. » Quelle plus belle définition du père pour notre époque ?

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